France

Procès Depardieu, Marine Le Pen… Pourquoi le nom de d’Alexeï Navalny est réutilisé à toutes les sauces ?

C’est un visage de plus en plus brandi dans les manifestations. Depuis sa mort, le 16 février 2024, Alexeï Navalny s’est hissé au rang d’icône de la résistance à la répression totalitaire. L’opposant russe est désormais sur toutes les lèvres, quitte à être cité dans des comparaisons « aberrantes », note Morvan Lallouet, coauteur de l’ouvrage Navalny, l’homme qui défie Poutine (Ed. Tallandier). La cheffe du Rassemblement national, Marine Le Pen, s’est ainsi interrogée le 1er avril (et non, elle ne plaisantait pas) : « Comment vont-ils pouvoir défendre Monsieur Navalny ? » Elle faisait alors le parallèle entre son procès pour détournement de fonds, qui lui a valu deux ans ferme et cinq ans d’inéligibilité en première instance, et la situation de l’opposant à Vladimir Poutine.

« C’est un renversement complet des valeurs. Madame Le Pen a été condamnée pour avoir détourné des fonds du Parlement européen, ce qu’elle ne nie pas, même si elle nie qu’il s’agisse d’une escroquerie. Il ne s’agit en aucun cas d’une répression menée par l’Etat », réagit Cécile Vaissié, professeure des universités en études russes et soviétiques et autrice des Réseaux du Kremlin en France (Ed. Broché). « Alexeï Navalny n’a pas été condamné à une amende et à un bracelet électronique. Une condamnation à l’inéligibilité n’est pas comparable à une condamnation à de la prison au-delà du cercle polaire », abonde Morvan Lallouet. D’autant plus qu’Alexeï Navalny est mort de son engagement contre Vladimir Poutine. Bien avant sa mort en prison, l’opposant avait déjà survécu à une tentative d’assassinat par empoisonnement en 2020.

« Il ne peut plus parler »

Marine Le Pen n’est toutefois pas la seule à faire ce type de comparaison hasardeuse. Quelques jours après elle, Jérémie Assous, l’avocat de Gérard Depardieu, poursuivi pour agressions sexuelles, a lui aussi fait un lien surprenant entre sa situation et celles des avocats de l’opposant russe. Il dénonçait la « terreur » induite par le mouvement #MeToo, qui a libéré la parole des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles et la comparait à celle du régime de Vladimir Poutine. « Les avocats de Navalny font l’objet de poursuites judiciaires extrêmement sérieuses. Ils sont quasiment considérés comme des complices de l’opposant russe, cela n’a évidemment rien à voir avec l’avocat de Gérard Depardieu », commente Morvan Lallouet.

Dans un billet cinglant, Libération s’émeut des mots de Marine Le Pen, lui reprochant son « indécence » et rappelle qu’Alexeï Navalny lui-même s’était déclaré « choqué » que le parti d’extrême droite ait reçu un prêt de plusieurs millions de la banque russe First Czech Russian Bank (FCRB). Mais « Alexeï Navalny est mort et ne peut désormais plus parler, souligne Cécile Vaissié. Son combat est donc récupéré par des gens qui n’ont plus peur qu’il fasse une déclaration pour se désolidariser. »

Un relativisme « dangereux »

Avec sa mort, le combat d’Alexeï Navalny est devenu une idée que chacun peut donc s’approprier, avec plus ou moins de mauvaise foi. Car Marine Le Pen et Jérémie Assous « sont deux personnes qui ont, dans des conditions différentes et des services différents, touché de l’argent de l’Etat russe qui a tué monsieur Navalny. Et ils veulent désormais nous faire croire que leur situation est la même que la sienne à l’époque », regrette Cécile Vaissié, qui a elle-même été poursuivie en diffamation par des clients de Jérémie Assous. L’avocat a effectivement représenté le média d’Etat russe Russia Today (RT), entièrement financé par l’Etat russe. Il est donc raisonnable de penser qu’il a indirectement été rémunéré par Moscou à travers RT. Quant à son client Gérard Depardieu, il est très proche de Moscou, au point d’avoir obtenu la citoyenneté russe ainsi qu’un appartement gratuit en Mordovie en 2013.

« Ces gens utilisent cette comparaison pour dénoncer une pseudo-hypocrisie occidentale, alors que les cas n’ont évidemment absolument rien à voir », souligne Morvan Lallouet. Et d’ajouter : « C’est une façon de dire que la France est une dictature au même titre que la Russie, ce qui est évidemment une aberration. » Un relativisme « dangereux », pour Cécile Vaissié. « C’est un discours qui sape nos démocraties et à cause duquel une partie des Français ne font plus de différence entre un état démocratique et non démocratique. »

Martin Luther Christ

Il y a évidemment une part importante de communication politique. Marine Le Pen, comme toutes les figures politiciennes, use de nombreuses comparaisons. « Elles vont loin, sourit Cécile Vaissié. Marine Le Pen s’est aussi comparée à Martin Luther King et Bruno Gollnisch l’a carrément comparée au Christ. » En utilisant cette figure, la députée RN et Jérémie Assous espèrent aussi probablement invoquer l’idée de « David contre Goliath ». Car, pour beaucoup en France, Alexeï Navalny revêt l’image floue d’un homme qui s’est battu jusqu’à en mourir pour sauver son pays d’un appareil d’Etat tyrannique.

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« Ce sont des noms vidés de leur sens au fil du temps, comme celui du Che Guevara par exemple. De nombreuses personnes le portent en tee-shirt sans même savoir qui il était », illustre Cécile Vaissié. Et « devenir l’un des grands symboles de résistance à l’oppression dans le monde autorise ensuite toutes sortes de réappropriations incontrôlées », glisse Morvan Lallouet. Comme Simone Veil s’est muée en figure des droits des femmes ou Charles de Gaule en protecteur de la France, Alexeï Navalny semble donc lui aussi s’être fait une place au panthéon de ceux qui, en mourant, se dissolvent dans leur cause. Pour le meilleur, mais aussi pour le pire.