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Pourquoi la série documentaire « De rockstar à tueur, le cas Cantat » est-elle nécessaire ?

Dans la nuit du 26 au 27 juillet 2003, l’actrice Marie Trintignant est rouée de coups par son compagnon, le chanteur Bertrand Cantat, dans une chambre d’hôtel à Vilnius en Lituanie. Dix-neuf coups au total. Un féminicide qui, il y a vingt-deux ans, ne disait pas encore son vrai nom. La presse parle alors d’« accident », de « crime passionnel » et de « violente querelle ».

Au procès de Bertrand Cantat à Vilnius en 2004, Krisztina Rady, épouse et mère des enfants du leader de Noir Désir, jure à la barre qu’il n’a jamais levé la main sur elle. Six ans plus tard, elle sera retrouvée pendue à son domicile, pendant que le chanteur dort à l’étage au-dessous.

En 2017, l’enquête d’Anne-Sophie Jahn pour Le Point fait grand bruit. On y apprenait que Krisztina Rady avait subi des violences de Bertrand Cantat bien avant les événements de Vilnius. Huit ans et un livre plus tard, la journaliste revient sur ces deux affaires dans une série documentaire disponible ce jeudi sur Netflix, De rockstar à tueur : le cas Cantat, coréalisée avec Zoé de Bussierre, Karine Dusfour, et Nicolas Lartigue. Alors que l’histoire a déjà fait maintes et maintes fois la Une des médias, pourquoi cette série documentaire est-elle toujours nécessaire ?

« S’adresser à un public jeune »

« Netflix est diffusé dans 190 pays. La plupart des gens n’auront jamais entendu parler de Bertrand Cantat. Il faut raconter cette histoire de manière beaucoup plus accessible et universelle, et surtout s’adresser à un public jeune qui ne connaît pas cette affaire, explique la réalisatrice et journaliste Anne-Sophie Jahn. Les violences faites aux femmes touchent absolument toutes les générations. »

Le premier volet du documentaire rappelle ainsi ce que représentaient à l’époque ces deux stars : Marie Trintignant, la petite chérie du cinéma français et Bertrand Cantat, l’idole du rock hexagonal.

« Des images inédites, jamais vues, et très fortes »

Cette série est donc le fruit « d’un processus très long, qui a duré quatre ans », relate Anne-Sophie Jahn. Netflix a fait appel à « plusieurs équipes, réalisateurs, producteurs et toute une équipe de journalistes, de fact-checkers indépendants pour avoir un regard extérieur et vérifier que tout soit juste et extrêmement sourcé », détaille la journaliste.

« Il y a une soixantaine de sources d’archives différentes, y compris des images inédites, jamais vues, et très fortes. Je pense qu’on n’a même pas forcément besoin de les commenter tellement certaines valent mille mots », poursuit-elle. La série propose aussi des « témoignages de gens qui n’avaient jamais parlé, avec des informations très fortes. C’est un peu le documentaire définitif aussi sur l’affaire. »

« On fait face à un mur de silence »

« Plus de vingt ans après l’affaire, c’est vraiment très difficile de s’y attaquer parce qu’on fait face à un mur de silence, autour des proches évidemment de Bertrand Cantat qui continuent de faire front pour le protéger, mais aussi autour des proches des victimes qui sont tout simplement dans la douleur », souligne Anne-Sophie Jahn. La série montre comment Bertrand Cantat a profité de ce silence compréhensible des proches de la victime pour gagner la maîtrise du narratif.

Les larges extraits des deux auditions de Bertrand Cantat à Vilnius sont ainsi édifiants. « C’est un moment absolument crucial, la première parole de l’accusé. Voir les images, comprendre le langage corporel, les expressions quand il lève les yeux au ciel, etc. C’est absolument capital pour comprendre la psychologie de Bertrand Cantat », analyse la journaliste.

« On a pu montrer les axes de défense qu’il a créés »

Du jamais vu pour une affaire française où les auditions ne sont jamais filmées. « Les auditions durent sept heures. Ce qui est intéressant, c’est de voir l’évolution entre la première et la deuxième audition. Grâce à ses images, on a pu montrer les axes de défense qu’il a créés, et qui ont été repris par son avocat, les médias, puis l’opinion publique », commente la journaliste.

« Ce sont des défenses typiques d’auteurs de féminicide. Toutes les stratégies de défense de Bertrand Cantat, on les retrouve dans 90 % des cas chez les autres auteurs de féminicides. On montre l’aspect systémique de l’affaire. C’est évidemment une affaire exceptionnelle parce que ses protagonistes sont deux stars et que cela a provoqué un séisme médiatique en France, mais dans le détail, c’est une affaire tristement banale », souligne la réalisatrice.

« A chaque fois que j’écris sur le sujet, et j’espère que le documentaire aura le même effet, j’ai des messages de femmes qui me disent qu’elles se sont vraiment reconnues dans cette histoire, c’est pour cela qu’il faut la raconter encore et encore, parce qu’elle est complètement d’actualité », poursuit-elle, rappelant que ni le nombre de féminicides, ni celui des violences conjugales, ne baisse. « Cette affaire montre tous les mécanismes d’une société qui excuse ce type de crime, qui le banalise. », ajoute-t-elle.

« Le statut de l’artiste reste encore intouchable »

« Ce n’est pas un documentaire à charge, on a veillé à avoir vraiment les deux paroles, à être équilibré », défend Anne-Sophie Jahn. La série documentaire fait le portrait d’un homme manipulateur, toxique et violent, protégé par un système médiatique et une société qui a préféré encenser l’artiste « victime d’un crime passionnel » plutôt que de le confronter à ses actes violents.

« Ce qui est vraiment fou et spécifique dans l’affaire Cantat, c’est qu’il tue une femme à main nue. Il fait quatre ans de prison, il sort de prison, et là, il redevient une idole », constate Anne-Sophie Jahn. Les ventes de disques de Noir Désir augmentent pendant le procès. En 2013, Bertrand Cantat fait un retour triomphant avec le groupe Détroit pour une tournée des Zéniths.

« Il a tout à fait le droit de se réinsérer, mais le fait qu’il soit à nouveau une icône idolâtrée, cela montre à quel point le statut de l’artiste reste encore intouchable en France. S’il avait été un citoyen lambda, il n’aurait pas eu un tel traitement et autant de facilité à se réhabiliter », considère Anne-Sophie Jahn. L’affaire questionne sur « notre rapport aux idoles, notre rapport aux rapports entre hommes et femmes. »

« Il n’y a pas qu’une affaire Cantat »

Pourquoi cette série documentaire ne porte-t-elle pas le nom de la victime de l’affaire, Marie Trintignant ? « C’est vraiment un choix éditorial très clair. Il n’y a pas qu’une affaire Cantat. Ce n’est pas uniquement l’affaire de Marie Trintignant, cela devait forcément s’appeler « le cas Cantat » parce qu’il y a d’autres affaires Cantat », expose la réalisatrice.

La série dévoile l’existence d’un dossier médical pour violences commises sur Krisztina Rady et revient sur les circonstances de son suicide. « Autour de Krisztina Rady, il y a eu un grand silence, cette femme a été complètement invisibilisée. Je pense que peut-être d’autres femmes pourront se reconnaître dans son histoire et décider de parler avant qu’il ne soit trop tard, et donner le courage aussi aux proches, qui ont su, qui ont vu, et qui n’ont pas parlé », espère Anne-Sophie Jahn.

« On peut dire que Cantat dort toujours quand ses femmes meurent », souligne, glaçant, Me Georges Kiejman, décédé en 2023, qui représentait la famille de Marie Trintignant, face à la caméra. « Une femme sur dix en France a été victime de violences conjugales. Ces femmes ne parlent pas en général, il faut absolument ouvrir la discussion. L’affaire Cantat permet quand même cette prise de conscience. Les hôpitaux qui accueillent les femmes battues, les proches, l’accueil de la police. Il y a encore du travail à tous les niveaux », conclut la journaliste.