Pourquoi la France, deuxième exportateur d’armes au monde, manque pourtant de matériel pour sa propre armée ?

Du camembert, du luxe, du bon vin… et des rafales et autres sous-marins. La France trône comme deuxième exportateur mondial d’armes, selon le rapport annuel sur le commerce des équipements militaires par le très sérieux Stockholm International Peace Research Institute (Sipri) publié ce lundi. Les ventes françaises représentent 9,6 % du total du marché mondial, soit plus que la Russie (7,8 %) mais très loin des Etats-Unis, incontestables numéros un (43 %).
Cette deuxième place peut avoir des allures de paradoxe, quand, dans le même temps, l’armée nationale déplore régulièrement un manque de budget et d’armement. Selon un rapport de la commission défense de l’Assemblée nationale, publié en février 2023, les stocks seraient au plus bas et ne permettraient pas de tenir au-delà de quelques semaines en cas de conflit « dur ».
Deux ans plus tard, un autre rapport de l’Institut français des relations internationales (Ifri) estimait que la flotte aérienne française ne tiendrait pas plus de trois jours dans un conflit armé. En 2024, le ministre des armées Sébastien Lecornu prévoyait la production annuelle de 100.000 obus de 155 millimètres, la munition préférentielle dans les guerres modernes. Certes, c’est bien plus qu’entre 2012 et 2017 (seulement 6.000 par an), mais en plein conflit, l’Ukraine tire 7.000 obus par jour. De quoi vider le stock annuel français en deux semaines.
Peu d’armes vendues, mais très chers
Ce paradoxe apparent n’en est pas un, à croire Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux et officier de réserve. Premièrement, cette seconde place est en trompe-l’œil, et doit beaucoup à l’effondrement des exportations de la Russie, numéro 2 depuis 1950. Avec le conflit en Ukraine, les armes russes sont utilisées principalement par le pays lui-même, et ne partent plus à l’étranger.
Si la France est deuxième en matière de prix de vente, elle est loin de l’être en volume. « Seulement, elle vend des pièces très onéreuses, qui font vite grimper la facture », explique l’expert. Exemple type avec le rafale, dont le prix tourne autour des 150 millions d’euros l’unité (le prix individuel varie selon le nombre total d’avions la commande et le pays acheteur, d’où l’absence d’un prix fixe). Ainsi, sur les 18 milliards d’euros d’armements français vendus en 2024, « près de 10 milliards concernent des plateformes phares comme les Rafale et les sous-marins », a précisé le ministre des armées. A eux seuls, quatre sous-marins vendus au Pays-Bas pesaient 5,6 milliards d’euros, soit quasiment un tiers.
Différence entre armée de l’Etat et ventes privées
Il est également important de distinguer la vente d’armes françaises des capacités militaires de l’armée nationale. Dans le cas de l’armée, il s’agit d’achat public de l’Etat, et dans le cas des ventes, d’entreprises privées. La production des rafales par exemple, par l’entreprise Dassault, « ne veut rien dire sur les capacités aériennes du pays. Si la France n’achète pas de rafales, en produire beaucoup ne signifie rien pour notre armée », poursuit Stéphane Audrand. Ainsi, Sébastien Lecornu estimait en janvier que l’aviation nationale manquait d’une « trentaine de rafales », la marine « d’au moins trois frégates », et l’armée de terre « de capacité de frappe en profondeur », comme le canon Caesar. Soit absolument tous nos best-sellers de ventes.
Autre explication de nos sous-munitions : notre arsenal atomique. « Il est clair que la France a fait le pari de la dissuasion plus que de l’armement conventionnel », estime Alexandre Sheldon-Duplaix, professeur à l’Ecole des systèmes de combat et armes navales de Toulon. Or, cela s’avère très coûteux. Comptez 6,4 milliards pour entretenir et rénover notre arsenal nucléaire, soit 13 % du budget de l’armement. Autant de dépenses en moins pour les munitions ou les armes conventionnelles. « On le voit bien par exemple sur nos navires de guerre. Ces derniers sont moins armés que les bâtiments italiens en comparaison », poursuit le professeur. Si on sort la calculette, 6,4 milliards, cela permet de payer les 30 rafales manquants, au moins une frégate en plus, et « il m’en reste encore un peu, je mets quand même ? ».
La France consacre 2,1 % de son PIB à son armée, soit 50 milliards d’euros, hors rémunération des retraites de ses anciens militaires. Un chiffre que Sébastien Lecornu aimerait porter à 90 milliards « pour atteindre un point de forme convenable ». Stéphane Audrand note tout de même : « Evidemment, si la France s’engageait dans un conflit majeur, elle pourrait demander aux entreprises françaises d’être prioritaire sur ses achats, et de faire attendre les autres clients », comme le fait la Russie. « Mais ce scénario est encore loin d’être envisagé ». Alors en attendant, le pays continue de cultiver ce paradoxe militaire.