France

Pourquoi la filière française du kéfir de fruits est-elle menacée ?

Une filière, en plein essor, menacée par une réglementation ubuesque ! Depuis la pandémie, le marché mondial des boissons fermentées, comme le kombucha et le kéfir, est en plein boom. Il est estimé à 2,16 milliards d’euros en 2024 et devrait atteindre 2,91 milliards d’euros d’ici à 2029, avec une croissance annuelle de 6,20 %, selon Mordor Intelligence.

Si les géants de l’industrie agroalimentaire tels que Yakult Honsha (Japon), Nestlé (Suisse) et Danone (France) sont à la tête du marché des kéfirs à base de lait, en France, une vingtaine de producteurs artisanaux se sont lancés avec succès dans la commercialisation de kéfir de fruits.

L’essor récent de la filière du kéfir de fruits

La valeur du marché du kéfir de fruits a ainsi augmenté de 35 % entre 2023 et 2024 pour dépasser 1,5 million d’euros en 2024, selon les données récoltées par Nielsen. Ce marché du kéfir de fruits pourrait représenter 20 millions d’euros de chiffres d’affaires en France en 2026.

Un élan qui pourrait être stoppé net. « Un produit non laitier ne peut être qualifié de kéfir », juge la DGCCRF (Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes). « Nous refusons d’abandonner le “kéfir de fruits” », répondent les fabricants dans une tribune publiée le 7 février sur Reporterre. Explications.

La définition scientifique du kéfir

« Le kéfir est une boisson fermentée préparée à partir de grains, c’est cela la spécificité du kéfir. Ces grains contiennent toute la communauté des micro-organismes responsables de la fermentation. Si on met ces grains dans de l’eau avec des fruits frais ou secs, on obtient un kéfir de fruit, si on les met dans du lait, on obtient un kéfir de lait », explique à 20 Minutes l’auteur de cette tribune, Christophe Lavelle, chercheur au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle à Paris au sein du département Structure et instabilité des génomes et spécialiste du kéfir.

Les grains utilisés dans le kéfir de lait et celui de fruits sont différents. « Ils ont sans doute une origine commune, mais ça, on ne le sait pas. Le vrai point commun, ce sont ces grains dans lesquels cohabitent des symbioses de bactéries lactiques et de levures », détaille le chercheur.

Le kéfir de fruits est aussi légitime que le laitier

Pour le chercheur, le kéfir à base d’eau et de fruits est tout aussi légitime à s’appeler « kéfir » que son cousin laitier. « L’origine de ces deux boissons est difficile à déterminer. Elles sont souvent présentées comme des boissons ancestrales, ce qui ne veut rien dire sur le plan scientifique. On sait que ces deux boissons existent depuis plus d’un siècle grâce à des articles pharmacologiques et de presse. Historiquement, ces deux boissons ont coexisté et aussi le fait de faire circuler ces grains. Que ces grains, on les mette dans du lait ou dans de l’eau sucré, cela fait un kéfir », défend-il.

C’est quoi le hic alors ? La DGCCRF s’appuie sur la réglementation applicable à ce type de boisson, issue du droit de l’Union européenne et sur le Codex Alimentarius, une sorte de catalogue officiel international des aliments qui définit le « kéfir » comme un lait fermenté par l’ajout de graines de kéfir. « Pour entrer dans ce Codex, il faut s’impliquer. À l’heure actuelle, seul le kéfir de lait est présent parce que l’industrie du lait a fait le travail. Ce travail n’a pas encore eu lieu pour le kéfir de fruits qui est resté longtemps une boisson faite maison », explique le scientifique.

Le kéfir de fruits, du fait maison à l’artisanat

Le kéfir de fruits est très simple à faire soi-même. Sur Facebook, des dizaines de groupes réunissant des dizaines de milliers de membres s’échangent conseils et des astuces pour obtenir gratuitement des grains de kéfir, soit par la poste, soit en main propre. « Il suffit de mettre des grains dans de l’eau sucrée et en 48 h, on a une limonade pétillante riche en probiotiques », résume le chercheur.

Les bouteilles colorées de kéfir de fruits sont apparues discrètement il y a une vingtaine d’années dans les rayons des magasins bio et depuis la pandémie dans ceux des grandes surfaces. « Depuis peu, il y a un énorme engouement autour de ces boissons. La filiale commerciale est née. La DGCCRF attaque les uns après les autres la vingtaine de producteurs et leur demande de changer leurs étiquettes. C’est une aberration totale de faire cela », déplore le chercheur.

« Leur fonction est que les consommateurs aient des produits sains, loyaux et marchands. Or, quand on consomme une bouteille de kéfir de fruits, on consomme du kéfir de fruits. Il n’y a aucune raison de l’appeler autrement, changer son nom serait trompeur », martèle le chercheur.

Ce dernier espère au contraire que la DGCCRF fasse en sorte que la réglementation change et que le kéfir de fruit fasse son entrée dans le CodexAlimentarius. « Ce serait une boisson codifiée avec un cahier des charges. Pour obtenir l’appellation, la réglementation stipulerait la quantité de grains, de sucre, etc. Le kéfir de fruits serait protégé. L’action de la DGCCRF serait constructive, a contrario de l’action destructrice qu’elle mène actuellement contre cette filière », considère le chercheur.

Une appellation « kéfir » parfois sans grain de kéfir

Un débat qui émerge aussi dans d’autres pays européens. « En Belgique, en Allemagne et en Suisse, des producteurs rencontrent les mêmes difficultés avec les agences locales de répression des fraudes », observe Christophe Lavelle.

Le comble ? De nombreuses boissons lactées vendues en France sous l’appellation « kéfir » n’ont jamais touché le moindre grain de kéfir. UFC Que Choisir a notamment remarqué que les marques Beautiful Immunity, Naturalia et Carrefour Sensation ne contiennent que des ferments lactiques. Attention donc à veiller au grain !