France

Pourquoi est-on sûr que Jean-Marie Le Pen a été un tortionnaire pendant la guerre d’Algérie ?

«Ce serait diffamer Jean-Marie Le Pen que de dire qu’il n’a pas torturé ». Cette phrase de l’historien Pierre Vidal-Naquet, historien engagé contre la torture, a été prononcée lors de l’un des nombreux procès en diffamation intentés par le fondateur du Front National contre ceux qui l’ont accusé de torture en Algérie.

Elle a fortement marqué Fabrice Riceputi, élève de Pierre Vidal-Naquet mais surtout auteur de « Le Pen et la torture : Alger, 1957, l’histoire contre l’oubli ». Pour cet historien, il n’y a pas de doute : Jean-Marie Le Pen a bien torturé des Algériens à plusieurs reprises lors de la guerre d’Alger.

Témoignages, archives, aveux…

« La spécificité de Jean-Marie Le Pen, c’est qu’on s’est beaucoup intéressé à lui parce que c’était une figure publique importante » explique Fabrice Riceputi. Cette exposition particulière a permis aux historiens de retrouver « une abondance exceptionnelle » des traces de ses agissements en Algérie, là où beaucoup d’autres tortionnaires ont été oubliés par l’Histoire.

C’est d’abord vers les archives de la police d’Alger que se sont tournés ces chercheurs, là où « une quinzaine » de plaintes de ses victimes ont été enregistrées. « J’ai pu examiner ces dépositions. Quand on les croise entre elles et qu’on les compare aux éléments historiques que nous possédons, elles deviennent parfaitement crédibles. » A ces témoignages peuvent s’ajouter les aveux de Jean-Marie Le Pen, bien cachés dans une interview du 9 novembre 1962 au journal « Combat ».

« « Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire. Quand on vous amène quelqu’un qui vient de poser vingt bombes qui peuvent exploser d’un moment à l’autre, et qu’il ne veut pas parle, il faut employer des moyens exceptionnels pour l’y contraindre ». »

Ces aveux de Jean-Marie Le Pen interviennent quelques mois après la promulgation du décret du 22 mars 1962, assurant « l’amnistie sur les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection algérienne ». Des aveux lâchés un peu trop vite, qu’il a tenu à rétracter dans le numéro du lendemain :

« « Je désirerais éclaircir un certain nombre de points de l’interview parue dans votre journal du vendredi 9 novembre 1962. […] Les méthodes de contraintes utilisées pour démanteler les réseaux terroristes FLN, qui s’attaquaient exclusivement à la population civile dans le but d’y faire régner la terreur, n’ont, dans les unités que j’ai personnellement connues, jamais pu être assimilées à des tortures. » »

Enfin, on peut évoquer l’une des seules preuves physiques de ses crimes : son couteau, gravé de son nom, oublié dans l’appartement de la famille Moulay, dont le père a été torturé en 1957 par des parachutistes commandés par le lieutenant Le Pen. Oublié en Algérie jusqu’en 2003, il sera rapporté en France par l’envoyé spécial du Monde à Alger, et présenté lors du procès en diffamation intenté par Jean-Marie Le Pen contre Le Monde, un procès qu’il perdra.

Le couteau de Jean-Marie Le Pen, oublié dans l'appartement de la famille Moulay, dont le père a été torturé en 1957 par des parachutistes conduits par le lieutenant Le Pen
Le couteau de Jean-Marie Le Pen, oublié dans l’appartement de la famille Moulay, dont le père a été torturé en 1957 par des parachutistes conduits par le lieutenant Le Pen  - Raphael Dallaporta

« Evidemment qu’il n’existe pas de vidéos ou d’aveux signés des agissements de Jean-Marie Le Pen, mais ceux qui jouent sur cet argument sont des négationnistes, explique Fabrice Riceputi. Quand on veut reconstituer l’Histoire de crimes dissimulés, on écoute toujours les victimes, en les soumettant à la critique historique, en recoupant avec d’autres informations vérifiables ».

Des procès en diffamation gagnés

Récusant ces accusations, Jean-Marie Le Pen a intenté depuis les années 60 de nombreux procès en diffamation contre ses détracteurs. S’il en a gagné la plupart, les trois derniers se sont soldés par une défaite, montrant pour historien l’évolution de la justice sur ces affaires. « Il a d’abord gagné plusieurs de ses procès grâce à l’amnistie mise en place en France. Jusqu’aux années 80, la justice acceptait ses arguments selon lesquels ces actes de torture n’étaient que des interrogatoires forcés. »

Mais en 1984, les Nations Unies ratifient la Convention contre la torture, la définissant comme « Tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle des renseignements ou des aveux ». Une définition qui ressemble fortement à la première description de ses actes par Jean-Marie Le Pen dans la revue « Combat ».

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« Les derniers jugements relaxant par exemple Michel Rocard et l’historien Pierre Vidal-Naquet ont pris en compte la signature de cette convention, affirme Fabrice Riceputi, estimant que ce qu’avait fait Le Pen entrait dans cette description. » Pour lui, ces jugements racontent aussi l’évolution de l’opinion publique française, pour qui ces crimes, même « au service de la France » ne sont plus acceptables et méritent d’être jugés en tant que tels.