France

Pourquoi, devant « Creed 3 », ce sont les spectateurs qui font leur cinéma

Depuis le 1er mars et la sortie en salles de Creed 3, une trentaine de projections en France ont été perturbées par des rixes. A Saint-Etienne, où une vingtaine de personnes ont été interpellées. Mais aussi à Charleville-Mézières, Thionville, Tours ou encore Ivry-sur-Seine. Résultat : pour éviter d’autres débordements ou par mesure de précaution, plusieurs exploitants de salles de cinéma ont décidé de déprogrammer le film. C’est notamment le cas à Cluses, Annemasse ou Dreux. 

Le phénomène n’est pas nouveau. En 2021, l’avant-première du film Fast&Furious 9 avait tourné au pugilat dans le même cinéma de Saint-Etienne. Deux ans plus tôt, en 2019, plusieurs projections du film Joker, accusé de faire l’apologie de la violence, avaient été émaillées d’incidents aux Etats-Unis, obligeant la police à intervenir en pleine séance. Comment dès lors expliquer que des spectateurs en viennent aux mains ? 

« Fabrique des émotions »

« Ce n’est pas pour rien qu’on parle de cinéma comme une fabrique des émotions », avance Emmanuel Ethis, auteur du livre Sociologie du cinéma et de ses publics. « On aime le cinéma parce qu’il est en prise direct avec nos imaginaires et qu’on a besoin de récits et de contes dans nos vies. C’est pour cette raison que le public pleure devant Titanic alors qu’il connaît la fin de l’histoire, qu’il est émerveillé devant Avatar ou qu’il est effrayé avec Les dents de la mer. Le cinéma procure des sentiments. La projection en salles propage ces émotions », détaille le sociologue, également vice-président du Haut conseil de l’éducation artistique et culturelle.

« Ces quelques rixes illustrent un besoin de récit et d’alimentation de notre imaginaire. Mais il ne faut pas lier les choses mécaniquement. Ce n’est pas le cinéma qui est responsable de tous les comportements », insiste Emmanuel Ethis.

« Le challenge de partager la plus belle bagarre sur TikTok »

Selon Claude Forest, professeur émérite en économie du cinéma, les débordements constatés « correspondent aux changements de la société » et n’ont « rien à voir avec le film projeté ». « Aucun incident n’a été relevé » lors des sorties des précédents opus de Creed, rappelle-t-il. 

« La première bagarre devant Creed 3 a eu lieu à cause d’une jeune femme qui utilisait son téléphone pendant la séance. L’un des spectateurs s’en est pris violemment à elle. Ce qui a tout déclenché, c’est que l’interaction ait été filmée et directement publiée sur les réseaux sociaux. Et de là, le challenge de partager la plus belle bagarre sur TikTok a été lancé », analyse-t-il, évoquant « une perte de tout sens moral ». 

« Le téléphone diminue notre attention aux autres »

« Des gens sont capables de mettre leur chat dans la machine à laver, de le filmer et, ensuite, de poster leur vidéo. Comment peut-on assumer ainsi un acte si immoral ? », s’interroge Claude Forest, en pointant le sentiment d’impunité de la part des amateurs de TikTok, Snapchat et autres réseaux sociaux. Mais aussi à une tendance au manque de civisme.

L’utilisation du téléphone portable lors d’une séance de cinéma, en dépit des règlements instaurés, est percu comme « intolérable », souligne l’enseignant. « Le téléphone diminue notre attention aux autres, et par conséquent, la politesse et la courtoisie. Cela conduit parfois aux pires comportements, au cinéma comme ailleurs. »

Après la crise sanitaire du Covid-19, « de nombreux cinémas n’ont pas reconduit les contrats des agents dans les salles – dits médiateurs – pour des raisons économiques. Or, ils étaient des interlocuteurs privilégiés lors de vifs échanges entre deux spectateurs », analyse encore Claude Forest pour lequel la présence des médiateurs permettait de « dissuader » les fauteurs de trouble de passer à l’acte et « d’apaiser les tensions ».