France

Pollution: En France, « des centaines de milliers de gens boivent de l’eau qui donne le cancer et il ne se passe rien »

S’empoisonner simplement en buvant l’eau du robinet ? « On estime que 600.000 personnes [selon l’institut de veille sanitaire en 2010] pourraient être exposées en France au chlorure de vinyle monomère [CVM] alors que seuls quelques milliers sont effectivement informés par l’agence régionale de santéou leur distributeur d’eau », avance maître Gabrielle Gien, avocate spécialiste en droit de l’environnement. Elle a contribué à lancer le 16 janvier 2025 une plateforme pour y recueillir des recours de particuliers concernés.

Le CVM est un gaz classé cancérogène par le centre international de recherche sur le cancer (CIRC) depuis 1987 et issu de la dégradation des tuyaux en PVC. Ces derniers ont été interdits en 1978, mais les canalisations déjà posées sont, elles, restées en place. Et, ce n’est qu’en 2011 que la première campagne sur la surveillance du CVM commence en France, alors que le seuil réglementaire a été fixé par l’Union européenne à 0,5µg/l en 1998.

Des recours en justice pour « négligences fautives »

Premier problème : l’ampleur de la pollution de l’eau au CVM n’est pas précisément connue puisque aucune cartographie précise ne permet d’évaluer les expositions. De nombreuses régions sont concernées comme la Nouvelle-Aquitaine, la Normandie, les Pays-de-la-Loire mais de nombreuses données manquent aussi en Ile-de-France et en Occitanie, rapporte Gaspard Lemaire, doctorant en science politique à la Chaire Earth de l’université d’Angers et enseignant en droit de l’environnement à Sciences po.

Il est l’auteur d’une étude sur les CVM, publiée le 16 janvier 2025, qui dénonce le manque de suivi sur les installations et « un laxisme généralisé sur les risques sanitaires encourus par les citoyens ». Il règne une opacité généralisée sur les données des taux de CVM dans l’eau potable et quand elles sont communiquées, elles restent parcellaires.

Sollicité par 20 Minutes, le ministère de la Santé reste vague sur ce point, attestant seulement que « des campagnes de mesures, réalisées en complément du contrôle sanitaire réglementaire, ont pu être programmées par les ARS, dans les zones identifiées comme étant potentiellement concernées par la présence de CVM dans l’eau ».

Dans les faits, cela ne suffit pas à rassurer les habitants, qui découvrent des dépassements en sollicitant eux-mêmes une analyse. Une vingtaine de dossiers de recours ont été déposés par des particuliers, via la plateforme lancée par Me Gabrielle Gien pour « mener des actions contre les fournisseurs d’eau s’ils ont été informés de non-conformité et n’ont pas prévenu la population en temps et en heure. Et, contre le ministère de la Santé pour négligences fautives, en omettant de contrôler le taux de CVM. »

Les petites communes plus concernées

C’est sur les conseils de l’association Comité citoyen, crée dans la Sarthe par des habitants exposés, qu’en mai 2023, des analyses sont réalisées au robinet de la cuisine de Jacqueline Gille, habitante de 80 ans, vivant à Saint-Georges-de-la-Couée, dans la Sarthe. Elle n’avait pas été avertie de la toxicité probable de son eau ni pas les autorités sanitaires, ni par le gestionnaire de l’eau. Les résultats montrent 0,82µg/l de chlorure de vinyle monomère (CVM), quand le seuil réglementaire fixé par l’UE est de 0,50 µg/l et celui de l’organisation mondiale de la santé (OMS) de 0,30 µg/l.

De nouvelles analyses sont réalisées en juillet 2023 après des purges automatiques réalisées la nuit, dans ce village de 171 habitants, et le taux est alors redescendu à 0,15µg/l. « Il n’y a pas vraiment eu de suivi depuis cette date, lance l’octogénaire qui n’a aucune garantie que les purges soient efficaces. C’est pas vraiment une solution de mettre l’eau dans le caniveau. Et malheureusement, je suis en pleine campagne alors d’ici à ce que les tuyaux soient changés… »

Au quotidien, elle a donc mis en place un procédé un peu fastidieux : « Je laisse l’eau du robinet décanter plusieurs heures dans des bouteilles de jus de fruit à goulot large pour que le gaz s’évapore, raconte l’octogénaire qui ne se voit pas porter des packs d’eau minérale. Mais, jusqu’à 2023, je la buvais telle quelle. » Elle est soutenue par le maire de son village mais celui-ci n’arrive pas à obtenir d’aide auprès des collectivités.

« Il y a des difficultés objectives dans les petites communes, sans ingénieurs, car elles ne savent pas ce qu’elles ont sous leurs pieds », pointe Gaspard Lemaire. Selon la loi physique de Fick, la quantité de CVM qu’on va retrouver dans de l’eau rentrée en contact avec des tuyaux contaminés dépend de plusieurs variables : le diamètre de la canalisation, son âge, la température de l’eau et le temps de contact entre l’eau et le tuyau contaminé. « On sait que plus l’eau est en contact longtemps avec le PVC et plus elle se charge en CVM. Or en bout de réseau, il y a moins de demande, elle circule moins et elle s’imprègne davantage. » Certains tuyaux acheminant l’eau potable sont aussi en PVC en zones urbaines mais il y a moins de risque car l’eau y circule beaucoup plus.

Quelle dangerosité prouvée ?

Des liens avérés existent-ils entre exposition au CVM et cancers du foie ? « Dans l’étude de faisabilité du ministère de la Santé en date de 2017, on peut lire que « le recueil de données a sûrement manqué d’une recherche active » », s’étrangle Gaspard Lemaire. En d’autres termes, quand on ne cherche pas, on ne trouve pas. Et s’il n’y a pas eu d’étude épidémiologique diligentée, le chercheur note « des preuves empiriques avec des études toxicologiques sur des animaux qui ont des systèmes digestifs proches du nôtre et qui développent des cancers ».

Il s’appuie sur un rapport de l’Aagence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en date de décembre 2011 où l’on peut lire : « Bien qu’aucune étude ne soit disponible pour la voie orale permettant de démontrer le caractère cancérogène du chlorure de vinyle chez l’Homme, les études par inhalation et par ingestion disponibles chez l’animal et les preuves de la bonne absorption du chlorure de vinyle par ingestion chez l’animal confortent la conclusion que le chlorure de vinyle est également cancérogène par ingestion pour l’Homme. »

Gaspard Lemaire ajoute que s’il n’y a que quelques cas identifiés sur l’angiosarcome du foie c’est bien parce que « les symptômes sont très génériques et qu’il s’agit de cancers fulgurants ». Le ministère de la Santé se retranche, lui, derrière une étude de faisabilité du repérage des cas d’angiosarcome du foie en France, parue en 2017. « Du fait du nombre faible de cas recensés, la portée des informations issues de la recherche des expositions environnementales provenant de l’ingestion d’eau du robinet s’avère limitée. »

Des analyses d’eau insuffisantes

Depuis 2020, les gestionnaires de l’eau sont responsables des analyses de CVM, mais sous supervision des ARS. Gaspard Lemaire pointe qu’en Dordogne, l’un des départements fortement touchés, on recense 39 cas de dépassements sur la base de données publiques disponibles en ligne tandis qu’à partir des informations obtenues auprès de l’ARS, il en a dénombré 986, soit vingt-cinq fois plus.

« A noter, la France va plus loin que la réglementation européenne en mesurant directement le CVM dans l’eau, alors que la réglementation européenne ne prévoit que d’estimer par calcul la présence théorique de CVM dans l’eau, sans mesure, se défend auprès de 20 Minutes, la direction générale de la Santé. En 2023 et 2024, près de 66.000 analyses ont été réalisées dans le cadre du contrôle sanitaire avec un taux de conformité de plus de 98 % par rapport à la limite de qualité européenne fixée à 0,50 µg/L. »

Pour réaliser son étude, Gaspard Lemaire a dû dans la plupart des cas saisir la Cada, la commission d’accès aux documents administratifs devant l’absence de retour des ARS, « même si certaines ont joué le jeu ». Et le ministère de la Santé semble s’en remettre complètement aux gestionnaires d’eau : « En cas de dépassement confirmé de la limite de qualité [0,50 μg/L], […] les consommateurs concernés sont alertés par le responsable de la distribution d’eau et informés des consignes de restriction d’usages à respecter. »

« Cela fait deux responsables de services d’eau que l’on rencontre, qui nous disent avoir été embauchés en 2023 et qu’avant eux, il n’y avait pas de résultat d’analyses », témoigne Catherine Hergoualc’h, présidente de l’association Comité citoyen. « On ne voit que la partie émergée de l’iceberg, ajoute-t-elle. Je m’en suis rendu compte parce que mes propres analyses [réalisées chez moi] ne se retrouvaient pas dans la base de données publiques. »

Le foisonnement des syndicats d’eau, 45 pour la seule Sarthe par exemple, dotés de moyens variés, complique l’harmonisation de la politique de surveillance du CVM.

Un coût important pour changer les canalisations

« Les recours engagent la responsabilité des personnes responsables de la qualité des eaux, et il s’agit aussi de réclamer des dommages et intérêts pour l’exposition à un gaz cancérogène, précise maître Gabrielle Gien car ces habitants ont exposé leurs enfants sans le savoir et ont versé des redevances à leur fournisseur alors que l’eau n’était pas potable. » Par accumulation des recours, l’espoir est d’obtenir des travaux de remplacement des canalisations concernées.

En effet, les purges ne peuvent être qu’une solution temporaire pour faire baisser la teneur en CVM dans l’eau. Mais les évaluations oscillent entre 50.000 à 340.000 km de conduites concernées, rapporte Gaspard Lemaire. Or, « le changement d’un kilomètre de canalisation peut coûter jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros euros, selon la configuration des lieux », estime le ministère de la Santé qui promet un appui financier « aux collectivités qui ne seraient pas en capacité de réaliser les investissements nécessaires ».

Notre dossier sur l’eau potable

L’insuffisance des données complique l’évaluation chiffrée mais « il faut bien noter que selon la loi Fick, quand l’eau circule beaucoup, il n’y a pas besoin de changer la canalisation », précise Gaspard Lemaire.

Depuis la publication de son étude, le 16 janvier, le ministère de la Santé n’a pas réagi officiellement sur la problématique du CVM en France. « Des centaines de milliers de gens boivent de l’eau qui donne le cancer et il ne se passe rien », déplore le chercheur.