Parapluie nucléaire français : « Il ne faut pas négliger ce que représentent nos 290 têtes nucléaires »

La France pourrait-elle prendre le relais, si les Etats-Unis fermaient leur parapluie nucléaire en Europe ? Avec « seulement » 290 têtes nucléaires d’un côté, contre 3.700 de l’autre (les Américains ayant par ailleurs réparti 180 têtes en Europe), la France semble faire, de prime abord, pâle figure pour assurer la dissuasion en Europe. Surtout face à une Russie disposant, elle, de près de 4.500 têtes.
Mais le nombre de têtes est-il le seul facteur à prendre en compte ? Face aux incertitudes que laissent planer Donald Trump sur la présence militaire américaine en Europe, plusieurs pays européens, dont l’Allemagne dans un revirement historique, se tournent, depuis quelques semaines, vers la France, attestant ainsi de la crédibilité de sa dissuasion. Emmanuel Macron a par ailleurs déclaré il y a quelques jours se donner jusqu’à « la fin du semestre » pour voir « s’il y a des coopérations nouvelles qui peuvent voir le jour », au sein de l’Union européenne, autour de la possibilité de faire bénéficier à d’autres pays alliés de la dissuasion nucléaire française.
Un parapluie nucléaire français à l’échelle européenne serait-il crédible ? Quelle forme prendrait-il ? Faudrait-il le faire évoluer ? 20 Minutes a interrogé le spécialiste Yannick Pincé, docteur en histoire contemporaine, nucléaire et politique, chercheur associé au Ciens (Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques), sur ces enjeux.
Est-ce que les 290 têtes nucléaires françaises seraient suffisantes pour assurer un parapluie nucléaire à l’Europe ?
Nous avons une doctrine dite de stricte suffisance, calibrée pour la défense de la France, avec certes une dimension européenne, mais dont les limites sont floues. Jusqu’à présent, nous pouvions jouer sur l’ambiguïté, parce que notre arsenal était conçu en complément de l’arsenal de l’Otan et américain. Si demain, on devait se substituer à ces arsenaux-là, cette stricte suffisance risque effectivement de ne plus l’être.
Cela dit, il ne faut pas non plus négliger ce que représentent nos 290 têtes nucléaires, puisque nous avons des armes de forte puissance, de 100 kilotonnes [pour chacun des M51 placés dans les missiles des sous-marins nucléaires] et de 300 kilotonnes [pour les missiles ASMPA portés par les Rafale]. A peine la moitié de cet arsenal aurait déjà des conséquences en matière de température à l’échelle mondiale.
Cela pose en revanche la question de la pertinence de cet arsenal. Un débat est ouvert parmi les experts, pour savoir s’il faut revenir à des armes dites tactiques, c’est-à-dire de plus faible puissance, pour avoir quelque chose à opposer aux armes dites « non stratégiques » côté Russe, c’est-à-dire d’un kilotonnage relativement faible [environ 15 kilotonnes, soit l’équivalent de la bombe d’Hiroshima tout de même]. Cela renforcerait peut-être notre crédibilité.
Lorsqu’on évoque une dissuasion nucléaire à l’échelle européenne, de quoi parle-t-on exactement ?
Plusieurs options sont mises sur la table. Celle évoquée par Friedrich Merz, concernant l’articulation entre les forces françaises et les forces britanniques, me paraît intéressante, car si vous additionnez les deux arsenaux, on arrive à plus de 500 têtes nucléaires. On se place donc au niveau de la Chine.
Ensuite, cela peut passer par des exercices communs, qui survoleraient l’Allemagne, iraient jusqu’en Pologne, et incluraient des avions alliés. Ils ne porteraient pas l’arme, mais ce serait un symbole fort qui déplairait fortement à Moscou. Cela peut aussi être poser des Rafale à vocation nucléaire de manière plus régulière, plus ouverte, dans les pays alliés. Pas forcément avec l’arme d’ailleurs, car si l’on en vient à stationner des armes nucléaires chez des alliés, on entre dans quelque chose de très complexe, qui devrait passer par des accords bilatéraux pour garantir que les armes restent sous contrôle français, et il y aurait des aménagements techniques à réaliser, avec des dépôts d’armes tels qu’on en dispose en France.
Pourrait-il s’agir de faire porter l’arme nucléaire par d’autres types d’avions que le Rafale ?
Non. Pour des raisons politiques, le président Emmanuel Macron a précisé que les armes resteraient françaises et sous contrôle français, il ne s’agit donc pas d’adapter nos armes nucléaires à d’autres types d’avions. Néanmoins, il faut voir ce que l’on fera dans l’avenir, car nous sommes dans un programme de réarmement, et on a eu dans les années 1990 un projet de missile aéroporté franco-britannique, l’ASLP [air-sol longue portée], envisagé pour être adapté aux avions britanniques. Il peut donc y avoir la possibilité de développer avec eux des programmes d’armes communs, adaptables sur d’autres types d’avions. Mais on se place sur des projets à dix ou vingt ans.
Pourrait-on demander à des partenaires européens de participer financièrement à l’arme nucléaire française, étendue à l’Europe ?
Cela me paraît très compliqué, car nos partenaires seraient alors en mesure d’exiger de participer, peut-être pas à la décision, mais au moins au plan de frappe. Il faudrait envisager des financements indirects, comme la construction d’infrastructures.
L’opposition politique à la dimension européenne du nucléaire français, peut-elle être un frein ?
Il est certain que cette opposition est plus forte depuis deux-trois semaines qu’elle ne l’a été dans le passé. Je pense que c’est notre principale faiblesse. On entend monter des discours « neutralistes », et derrière, il y a l’idée qu’il ne faudrait pas s’engager pour défendre nos amis européens. C’est une erreur. Quelle serait la souveraineté de la France, si nous nous retrouvons dans un environnement européen contrôlé par une puissance étrangère ? La neutralité amène toujours à composer avec la puissance dominante à nos frontières. Ce sont donc des discours qui amèneraient à renoncer à une partie de notre souveraineté.
Notre dossier sur le nucléaire
Le désengagement américain, s’il se confirme, pourrait-il pousser d’autres pays à vouloir se doter eux-mêmes de l’arme nucléaire ?
La question [de se doter de l’arme nucléaire] ressurgit régulièrement en Allemagne, mais il faudrait pour cela qu’elle sorte du Traité de non-prolifération [TNP] de 1968, qu’elle a signé, et d’engagements pris dans les années 1950. Mais, effectivement, le parapluie américain a aussi été conçu comme un outil de non-prolifération. Au tout début des années 1960, l’administration Kennedy était affolée par les prévisions, qui envisageaient de l’ordre de 20 à 30 puissances nucléaires pour les années 1970. On en est resté à neuf, ce qui signifie qu’il y a eu un certain succès de la non-prolifération. Mais si un abandon des Etats-Unis se concrétise, évidemment que la question risque de se poser, et à ce moment-là, des états pourraient demander à quitter le TNP. La capacité de la France à suppléer au parapluie américain, est donc d’autant plus importante, qu’elle participerait à cette non-prolifération.