France

Nucléaire : « Ici, il n’y a plus vraiment de débat »… A Penly, les deux futurs EPR accueillis à bras ouvert

On a trouvé Jocelyne dans son jardin, guettant intriguée le flot inhabituel de voitures passant devant sa maison, à quatre kilomètres de la centrale nucléaire de Penly (Seine-Maritime). « Qu’est-ce qui se passe à la centrale ? », demande-t-elle. Rien. Juste la réforme des retraites qui fait des vagues là-bas comme ailleurs et pousse, ce matin-là, les travailleurs à prendre les petits chemins pour contourner le piquet de grève.

Si Jocelyne, 71 ans dont 40 dans cette maison, est sur le qui-vive, c’est que le contexte est un peu particulier. Il y a déjà cette fissure profonde trouvée* sur une tuyauterie du réacteur numéro 1 de Penly et qui a fait les gros titres début mars. Et c’est aussi à Penly, dans l’alignement des deux réacteurs actuels, qu’EDF projette d’installer deux des six nouveaux réacteurs EPR2 voulus par Emmanuel Macron.

« On oublie qu’elle est là »

Bref, on cause pas mal de Penly ces derniers jours. Mais, sinon, Jocelyne se rassure : la centrale est en service depuis 1990 et « on ne s’en inquiète pas tous les jours ». « Il n’y a même rien de particulier à vivre ici, si ce n’est d’avoir des comprimés d’iode dans sa pharmacie ». « Une bonne partie des habitants ne savent plus où ils ont rangé les leurs, sourit Patrice Philippe, maire sans étiquette du Petit-Caux, nouvelle commune née en 2016 du regroupement de 18 villages du secteur, dont Penly. « Il y a un an et demi, nous avions simulé l’évacuation de l’un d’eux justement pour un exercice de sécurité nucléaire, ajoute-t-il. Un seul habitant avait joué le jeu. Ce n’est pas que les gens s’en fichent, mais on finit un peu par oublier qu’elle est là. »

C’est d’autant plus facile que la centrale se fait très discrète dans le paysage, nichée au creux de la falaise et avec comme seul vis-à-vis la mer. « Il faut descendre sur la plage de Saint-Martin-en-Campagne pour la voir, conseille Ludivine, qui s’active derrière le comptoir de L’Hippocampe, un commerce de Berneval, l’un des villages du Petit-Caux. C’est vrai que c’est un peu particulier. L’été, on se baigne quasi à ses pieds. » David, un client dont le fils travaille régulièrement à Penly comme échafaudeur, hausse les épaules, façon de dire que c’est le « prix à payer ». « Bien sûr, ce n’est pas anodin, une centrale nucléaire, pointe-t-il. On connaît les risques mais on sait aussi ce qu’elle apporte au territoire. »

« Du travail pendant un paquet d’années »

Des retombées fiscales déjà, confirme Patrice Philippe. « Comme toute entreprise, la centrale paie la CFE, la CVAE, les taxes sur le foncier bâti…, liste-t-il. Les montants ne sont pas négligeables, on parle de plusieurs millions chaque année, rien que pour la communauté de communes. » De l’emploi, ensuite : 1.129 intervenants assurent au quotidien la production d’électricité à Penly, ce qui en fait un des premiers employeurs du département, met en avant EDF. Dans le lot, des employés permanents, mais aussi des PME sous-traitantes, qui naviguent entre les différentes centrales de la région. « Penly ces jours-ci, mais sinon Paluel [à 60 km de là], voire Gravelines ou Flamanville », racontent Magouel et Paul, électriciens. Et si la construction des deux nouveaux EPR à Penly est actée, alors on a l’assurance d’avoir du travail ici pendant un paquet d’années. » Dès même les premiers coups de pioche, espérés mi-2024. Le Parlement planche en ce moment sur un projet de loi qui permettrait à EDF d’engager à cette date des travaux préparatoires (consolidation de la falaise, terrassements, débroussaillages…).

Autour de Penly, on a le sourire. « Le territoire s’était déjà mobilisé en 2010 pour recevoir le premier EPR, avant que le choix se porte sur Flamanville », rappelle Patrice Philippe. Treize ans plus tard, l’envie reste la même et a pour principal moteur les retombées économiques attendues pour tout le bassin dieppois, où le taux de chômage avoisine les 24 %. Sans parler des nouveaux salariés permanents qu’amèneront sur le territoire les deux EPR – mais pas avant 2035 au plus tôt. Le maire du Petit-Caux s’attarde déjà sur le chantier : « EDF estime à 8.000 le nombre d’emplois générés, reprend l’élu. Ce sera à 50 % de la main-d’œuvre locale, l’autre moitié venant de plus loin, mais qu’il faudra alors nourrir et loger. »

L’économie qui balaie tout le reste ?

« Les campings n’attendent que ça », lance Magouel. Ils sont parsemés de mobil-homes où dorment bon nombre de travailleurs ponctuels de Penly. A la brasserie L’Annexe, toute proche également, on est aussi dans les starting-blocks. « La centrale, c’est déjà 70 % de notre clientèle, et il nous arrive de devoir refuser du monde, lance Sonia, la gérante. Du coup, on anticipe ce chantier à venir. On va construire une véranda pour passer de 44 à 70 couverts. On a aussi acheté le terrain derrière, pour faire du logement locatif. »

L’économie, encore et toujours, qui balaie tout le reste, relève-t-on au collectif Antinuc’ de Dieppe, qui se sait en très large minorité dans la région. « Dans les années 1970-1980, il y a eu des manifs, notamment avec l’appui des agriculteurs, contre les centrales de Penly et, avant, de Paluel, lorsqu’elles n’étaient encore qu’en projet », raconte Christine. Mais les élus se sont rapidement rangés derrière, séduits par les retombées promises. » « Pas seulement l’emploi ou les taxes, poursuit Françoise, à ses côtés. EDF est aussi mécène d’équipements sportifs et culturels de la région et subventionne des associations. Ça n’aide pas à avoir un esprit critique à l’égard de l’atome. » Pour le collectif, ces deux EPR annoncés à Penly en sont une nouvelle illustration, le projet étant bien trop peu questionné à leur goût. « La centrale se trouve pourtant sur un littoral exposé au risque de submersion », s’inquiète Christine, en renvoyant vers une étude du BRGM, spécialiste public des risques liés au sol, qu’a évoqué aussi Mediapart. « Et le danger vient aussi de la falaise, ajoute Thierry. EDF évoque d’ailleurs dans les travaux préparatoires le « reprofilage » de celle-ci sans qu’on sache très bien si ça ne risque pas de la fragiliser un peu plus encore. » « Comme toujours, on nous dit « circulez, y a rien à voir » », pestent les Antinuc’.

Un chantier qui inquiète

« Ils savent ce qu’ils font », tranche Paul, qui accorde toute sa confiance à EDF. Les récentes fissures découvertes à Penly et ailleurs n’y font rien. « C’est plutôt rassurant, même, qu’ils les trouvent », estime Magouel. Même sentiment pour Patrice Philippe. « Il n’y a plus vraiment de débat sur le nucléaire ici, estime-t-il. Et ces deux EPR ne les relancent pas plus, la centrale étant déjà là. »

Ce qui inquiète plus l’élu, en revanche, c’est le côté face du chantier des deux EPR : « On travaille déjà avec EDF sur les façons d’organiser les travaux pour éviter de saturer les routes ou grignoter le moins possile de foncier agricole », illustre-t-il. Les Antinuc’ de Dieppe y voit une brèche, enfin. « Il y a peu encore, les élus évoquaient ces EPR comme une chance pour le territoire, raconte Françoise. De plus en plus, ils parlent de challenge. »