Narcotrafics : Bruno Retailleau a-t-il raison de parler de « mexicanisation » de la France ?
Aux grands maux, les grands remèdes. Encore faut-il employer les bons mots. Le ministre de l’Intérieur a, semble-t-il, une petite tendance à exagérer les faits. On l’a vu vendredi dernier, lorsqu’il a évoqué – à tort – « une rixe entre bandes rivales » opposant « plusieurs centaines de personnes », après la mort d’un jeune homme de 15 ans à Poitiers.
Selon la police et le parquet, des brèves échauffourées ont bien éclaté mais elles n’ont concerné que quelques dizaines de personnes parmi la foule présente aux abords de la scène de crime. Alors, Bruno Retailleau a-t-il raison lorsqu’il évoque un risque de « mexicanisation » de la France ? Ou s’agit-il, une fois encore, d’un abus de langage ministériel ?
Il faut d’abord rappeler qu’on s’entretue de moins en moins dans notre pays, à en croire les données du ministère de l’intérieur. En 1994, 1.406 meurtres étaient recensés par les services de police et de gendarmerie, soit un taux de 2,44 pour 100.000 habitants. En 2023, on en dénombre 996, soit 1,41 fois moins, avec un taux d’1,5 pour 100.000 habitants. Toutefois, selon un bilan du SSMSI publié en juillet dernier, leur nombre, qui avait baissé entre 2016 (911) et 2020 (823), augmente depuis trois ans. Il a grimpé de 4 % l’année dernière, avec 37 victimes supplémentaires par rapport à 2022. A noter que 33 % (85 victimes) des 284 femmes qui ont été tuées l’an passé ont été « victimes de leur conjoint ».
31 fois plus d’homicides au Mexique
La police judiciaire observe en revanche une hausse des règlements de compte. Elle a dénombré 85 victimes en 2023 contre 67 en 2022, soit une hausse de 20 %. Rien qu’à Marseille, le procureur de la République, Nicolas Bessone, en a comptabilisé 49 l’année dernière. « Plus de 90 % des affaires d’assassinats ou de tentatives d’assassinat s’expliquent par les contentieux entre trafiquants de stupéfiants », expliquait récemment à 20 Minutes Yann Sourisseau, le chef de l’Office central de lutte contre le crime organisé (Oclco). Entre janvier et juin 2024, 42 personnes ont été tuées en France. Un chiffre en baisse comparé aux six premiers mois de 2023, qui était une année « particulièrement criminogène ». Mais en augmentation de 22 % par rapport à 2022 et de 32 % par rapport à 2021.
Les autorités mexicaines ont pour leur part enregistré 30.968 homicides en 2022. Dans ce pays d’environ 128 millions d’habitants (1,88 fois plus que la France), on recense 85 meurtres par jour en moyenne, contre 2,7 dans l’Hexagone. Spécialiste de l’Amérique Latine, le journaliste Frédéric Saliba connaît bien la région, en particulier ce pays dans lequel il a habité et travaillé durant quatorze ans comme correspondant pour Le Monde. « Au sens strict, non, il n’y a pas de mexicanisation, car le Mexique est beaucoup plus exposé à la violence que la France », explique à 20 Minutes celui qui a publié, en septembre dernier le livre Cartels, Voyage au pays des Narcos (Ed. du Rocher). Il se souvient en particulier, quand il est arrivé là-bas en 2006, que « cinq têtes coupées avaient été jetées dans une boîte de nuit ». « On était tous sidérés alors qu’aujourd’hui, c’est tristement banal. » A l’époque, le président Felipe Calderon avait lancé une offensive militaire contre les trafiquants de drogue. « Il y a eu en dix-huit ans plus de 450.000 morts et presque 100.000 disparus », souligne Frédéric Saliba.
Kalachs, corruption et enfants tueurs
Le journaliste observe néanmoins « des similitudes » dans les méthodes employées par les trafiquants de stupéfiants des deux côtés de l’Atlantique, « des points d’alerte qui interrogent ». « Au Mexique, il y a un terreau fertile au développement du crime organisé ; 43 % de la population est pauvre, les jeunes de milieux populaires sont des proies faciles pour les mafieux », remarque-t-il, comparant cette situation sociale « aux quartiers Nord de Marseille ». Il se trouve que « le crime organisé recrute très facilement ».
Les armes utilisées par les malfaiteurs « sont les mêmes, des kalachnikovs – au Mexique on parle d’AK-47 ». Elles sont utilisées « par des gens de plus en plus jeunes. Au Mexique, on parle de nuevos sicarios, d’enfants tueurs. Mais en France, on s’aperçoit aussi qu’il y a de nombreux mineurs utilisés sur les points de deal ou comme tueurs ».
Autre point commun avec ce pays d’Amérique du Nord, « il y a en France une explosion de la corruption, on le voit beaucoup dans les ports », souligne Frédéric Saliba. Dans ses conclusions, la commission d’enquête du Sénat sur l’impact du narcotrafic en France s’alarmait d’ailleurs « de l’émergence, encore embryonnaire mais non moins inquiétante, de la corruption des agents publics et privés ». « La situation est encore loin du phénomène corruptif observé dans certains pays d’Europe ou d’Amérique du Sud », nuançaient toutefois les auteurs de ce rapport.
Les limites du « tout répressif »
Comme les narcos au Mexique, les trafiquants français n’hésitent plus à commettre des atrocités et à le faire savoir « pour effrayer leurs adversaires ». Comme en octobre dernier à Marseille, lorsqu’un adolescent de 15 ans a été frappé d’une cinquantaine de coups de couteau avant d’être brûlé vif par les membres d’une bande rivale de la cité Félix-Pyat. « C’est aussi une manière d’envoyer un message en direction de la population pour la terrifier et maintenir l’omerta dont ont besoin les organisations criminelles », analyse Frédéric Saliba.
Dans une autre affaire, la DZ Mafia, l’une des organisations qui tient les points de deal dans la cité phocéenne, avait publié une vidéo dans laquelle elle affirmait être étrangère au meurtre d’un chauffeur VTC commis par un jeune de 14 ans. « Beaucoup de cartels mexicains communiquent comme cela, en revendiquant un crime ou au contraire en se dédouanant. Il ne leur manquait que des armes. Au Mexique, les individus ont parfois des lance-roquettes ou d’autres armes lourdes », note le journaliste. Il remarque aussi que « les gangs en France – on ne peut pas vraiment parler de cartels encore – pratiquent de plus en plus le kidnapping, qui est une pratique très mexicaine ». Il constate que « la narcoculture latina s’est diffusée notamment avec des séries Netflix comme Narcos dont les criminels s’inspirent ».
La France, conclut-il, « n’est pas un narco Etat […] On n’est pas dans la situation du Mexique. Mais si on ne fait rien, on pourrait l’être dans quelques années. » Il regrette que la réponse soit souvent policière ou judiciaire, alors qu’elle devrait être « beaucoup plus globale ». Le « tout répressif » semble, des deux côtés de l’océan, montrer ses limites, en ayant « des incidences et des conséquences dramatiques ».
* « Cartels, Voyage au pays des Narcos », de Frédéric Saliba, paru le 4 septembre 2024 aux éditions du Rocher, 416 pages, 19,90 euros.