France

Mort de Jean-Marie Le Pen : De paria à bon client, le fondateur du FN a fait entrer l’extrême droite dans les médias

Tous les matins, les mêmes personnages se succèdent dans les matinales, sur les plateaux de télévision et de radio : Jean-Philippe Tanguy, Louis Aliot, Laurent Jacobelli… Des membres du Rassemblement national ultra-médiatisés, à qui l’on tend un micro à toute heure de la journée, comme leurs homologues des autres forces politiques. Omniprésente dans l’espace médiatique, l’extrême droite impose ses thèmes, ses idées, et profite de cette exposition pour engranger de nouvelles voix à chaque élection.

Pourtant, jusqu’aux années 80, il existait en France ce qu’on appelle un « cordon sanitaire » médiatique, estimant que les idées d’extrême droite ne pouvaient pas être traitées de la même façon que celles des autres partis politiques. Mais par à une intervention du Président de l’époque François Mitterrand, l’accueil dans les médias des dirigeants d’extrême droite et particulièrement de Jean-Marie Le Pen va changer, avec des conséquences qui nous suivent encore aujourd’hui.

Mitterand/Le Pen, le coup de pouce

En 1982, Jean-Marie Le Pen adresse un courrier au Président de la République François Mitterrand, se plaignant du manque de considération accordé à son parti dans les médias français, notamment à la télévision. Après tout, parce qu’il représente des millions électeurs, le fondateur du Front National estime qu’il mérite aussi qu’on lui tende le micro.

François Mitterrand accède à sa requête, et demande aux chaînes de télévision de donner une place plus juste à l’extrême droite. Certains observateurs y voient un calcul politique, le président socialiste faisant le pari de faire monter le FN pour diviser la droite. Mais pour Erwan Lecoeur, politologue spécialiste de l’extrême droite, Jean-Marie Le Pen était déjà apprécié des médias : « Certes, Mitterand donne son accord, mais Le Pen était déjà considéré comme un bon client, polémique, et qui faisait de l’audience ».

Selon lui, on peut observer à l’époque ce qu’il appelle une « berlusconisation médiatique » en référence à l’empire médiatique que c’était créé Silvio Berlusconi à la tête de l’Italie, un « modèle de télé-poubelle privée qui répond à des intérêts privés ». « Mitterrand a fait rentrer le FN dans le champ du normal, poursuit le politologue, là où les médias appréciaient déjà son côté captivant. »

Jean-Marie entame son tour des plateaux

Libéré de son statut de paria, Jean-Marie Le Pen va recevoir de plus en plus d’invitations, ce que raconte l’historien des médias Christian Delporte : « La première fois que Le Pen est reçu en radio c’est en 1983, sur Europe 1. A l’époque, cela fait scandale dans la rédaction, qui vote sur une potentielle grève. En 1984, il est invité dans l’Heure de Vérité, émission politique phare de l’époque ».

Pour l’historien, si Le Pen est invité dans les médias, il n’est alors pas traité comme un politique comme les autres, ce qui complique la dédiabolisation. « Marine Le Pen a réussi là où son père a échoué, en faisant du FN un parti comme un autre ».

Les années passant, l’extrême droite s’est installée dans l’espace médiatique, en apprenant les codes, tissant des liens, au point d’être aujourd’hui capable de façonner ce qu’on appelle « l’agenda médiatique ». « Aujourd’hui, affirme Erwan Lecoeur, ce sont eux qui déterminent les sujets dont on va parler. Ils les imposent comme si c’était toujours les bons, et à l’inverse, il devient très difficile de parler d’autres sujets ».

Pour l’historien Christian Delporte, il est aujourd’hui impossible de stopper l’engrenage : « Lorsqu’on regarde les titres très complaisants qu’a pu faire une partie de la presse à la mort de Jean-Marie Le Pen, on voit que les rédactions tentent de ménager un lectorat potentiel. C’est le problème des médias généralistes, dans leur public, il y a forcément des soutiens des Le Pen ».

Un constat partagé par Erwan Lecoeur, qui voit l’impact de l’extrême droite dans la société : « On sait que les Français ont des valeurs sociales, d’écologie, mais quand on s’intéresse aux sujets d’inquiétude, les sondages montrent bien la percée de la sécurité et de l’immigration. Tous les thèmes de l’extrême droite sont testés dans les sondages ». Une omniprésence qui oblige les partis républicains classiques à courir après le Rassemblement national, voyant l’opinion publique s’intéresser à ces sujets.

Peut-on faire autrement ?

Si de nombreux pays comme la France ont depuis longtemps abandonné l’idée d’un « cordon sanitaire » face à la montée de l’extrême droite, certains irréductibles font le choix de maintenir ces partis à l’écart du débat médiatique, ou en tout cas de lui donner moins d’importance.

C’est le cas notamment de la Belgique (uniquement du côté francophone), qui a choisi de ne pas donner la parole en direct aux dirigeants d’extrême droite. Né en 1991, ce cordon avait pour objectif de contrer la progression du parti « Vlaams Belang » aux législatives. Sont visés par ce dispositif les partis dont les propos peuvent être considérés comme des délits, lorsqu’ils sont racistes ou discriminants. On ne les invisibilise pas, mais leurs propos sont retransmis seulement a posteriori, laissant le temps aux journalistes de l’analyser et de le commenter correctement.

Un cordon qui tient, comme l’explique Erwan Lecoeur : « Dans le Nord néerlandais, où ce cordon n’est pas respecté, le pays est passé majoritairement à l’extrême droite », là où les scores en Wallonie restent très bas.

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« C’est un choix de société, poursuit l’historien, d’assumer que certaines idées ne doivent pas se diffuser comme si elles étaient comme les autres ». La France a pris un autre chemin.