France

« Menaces de mort, de viol, j’ai eu droit à tout », raconte Yosha Iglesias, championne de France d’échecs

A 37 ans, Yosha Iglesias sourit enfin. Son sacre dans le tournoi féminin des championnats de France d’échecs, où elle a battu Mitra Hejazipour en finale, est venu sublimer un peu plus une existence qui a fini par prendre sens avec sa transition, il y a environ cinq ans. Mais son succès s’accompagne comme très souvent d’attaques transphobes, le plus souvent de la part d’hommes extérieurs au monde des échecs ou de militantes estampillées TERF comme Marguerite Stern. Une haine qui contraste avec la bienveillance avec laquelle son titre national a été accueilli au sein du circuit français des échecs.

Que représente ce titre de championne de France pour vous ?

Gagner le titre est évidemment le plus grand accomplissement de ma vie, il y a du soulagement, beaucoup de bonheur, et énormément de gratitude, parce que ce n’est pas quelque chose que j’aurais pu accomplir seule. Et pour être complète, il y a aussi un peu de mélancolie en pensant au chemin parcouru.

Comment décrire ce chemin parcouru, justement ?

Ma vie avant ma transition était en quelque sorte une demi-vie où j’étais dépressive, alcoolique, où je jouais tout de même aux échecs. Je gagnais ma vie en donnant des cours et en jouant. Mais ayant été dépressive et alcoolique, forcément je ne jouais pas du tout à mon meilleur niveau dans ce qui aurait dû être mes meilleures années. Là, je joue au meilleur niveau de toute ma vie à 37 ans, un âge où les joueurs et les joueuses déclinent d’habitude.

Après votre titre vous êtes retournée brièvement sur X (ex-Twitter) pour adresser un message aux personnes qui vous harcèlent. De quoi s’agissait-il exactement ?

A chacun de mes succès, aussi modestes soient-ils, je me retrouvais victime de harcèlement. Dès que je postais un tweet célébrant n’importe quelle victoire, même dans des tournois mixtes, c’était accompagné de dizaines, voire de centaines – voire parfois milliers quand mes succès faisaient le buzz – de messages insultants. J’ai eu le droit à tout. Des trucs insultants, des menaces de mort, des menaces de viol, vraiment la totale. Parfois, c’était coordonné même, notamment une fois avec les fameuses TERF britanniques qui s’étaient organisées. J’avais promis que si Trump remportait l’élection aux Etats-Unis, je quitterais Twitter. Ce que j’avais fait. Mais dans l’euphorie du titre, je m’étais connectée pour voir les réactions.

Et donc, verdict ?

Je n’étais même pas si surprise. Que ce soit sous les tweets de la Fédération française ou des médias échiquéens qui annonçaient mon titre, il y avait énormément de messages transphobes. Celui qui a fait le plus de vues après ma victoire, c’est celui de Marguerite Stern qui a été repris par un article de CNews, qu’on ne peut pas vraiment qualifier de média féministe, et qui souligne qu’elle va quand même un peu loin. Car son argumentaire est de dire que les femmes sont biologiquement, irrémédiablement moins douées pour le jeu d’échecs que les personnes assignées garçon à la naissance. C’est pour ça que je n’utilise quasiment pas l’acronyme TERF et que je préfère parler de militantes anti-trans, parce que je ne considère pas du tout ces personnes comme féministes.

Comment vos consœurs échiquéennes ont accueilli votre victoire aux championnats de France ?

La plupart des joueuses de haut niveau françaises sont des amies vraiment très proches. Par exemple, ma meilleure amie Mathilde Congiu a été vice-championne de France. Pauline Guichard que j’ai éliminée en quart de finale a été ma coloc pendant sept ans. Je voudrais souligner un geste que j’ai trouvé vraiment très classe de Mitra Hejazipour, championne de France 2023, que j’ai battue en finale. Quand elle a abandonné, j’ai fondu en larmes devant l’échiquier et elle m’a félicité chaleureusement alors qu’elle venait de perdre la finale. Juste après, on s’est retrouvés dans la salle de repos et j’étais encore très émue. Elle m’a prise dans ses bras pour me féliciter à nouveau. Ça montre évidemment toute sa classe, mais aussi cette sororité partagée avec l’écrasante majorité des joueuses en général et au top niveau en France.

Depuis votre transition, vous avez découvert une bureaucratie sportive scindée entre le soutien de la Fédération française des échecs et la Fédération internationale, qui a banni les joueuses transgenres de ses tournois en 2023.

Moi qui suis dans le monde des échecs depuis toujours, je connaissais les dirigeants de la Fédération et je pensais que ça allait se passer de manière très facile. Je leur avais dit, « en fait, il se trouve que je suis une femme et voilà, est-ce qu’on peut changer ? » Et ils pensaient que ce n’était pas possible parce qu’il fallait aussi suivre les règlements du ministère des Sports et de la Fédération internationale (FIDE). Et en fait, après quelque temps, je me suis bien renseignée et j’ai vu que rien ne l’interdisait dans leurs règlements : j’ai donc fait une requête très officielle et puis je leur ai mis aussi un petit coup de pression public pour accélérer le changement.

J’étais déjà reconnue comme française par l’État français, j’avais changé ma mention de sexe à l’état civil, etc. De devoir jouer avec une mention « M » dans les tournois, c’était difficile. Depuis, un règlement très inclusif a été mis en place [par la Fédération française des échecs] et d’autres joueuses ont pu en profiter. Je suis évidemment très reconnaissante à tous les acteurs qui l’ont mis en place.

Les choses se sont finalement gâtées à l’échelle internationale…

Quand j’ai commencé à avoir des succès et une certaine médiatisation, ça n’allait plus à la Fédération internationale qui, il faut le rappeler, est contrôlée par la Russie depuis des décennies. Le président de la Fédération internationale des échecs s’appelle Arkadi Dvorkovitch, qui a été numéro 3 de la Russie quand Medvedev était président. Il est évident que les lois anti-LGBT récemment votées par la Russie, qui sont parmi les plus horribles au monde maintenant, ont pu motiver la mise en place de cette mise au ban partielle des personnes trans par la FIDE qui fait suite à mes quelques succès précédents et ma médiatisation. Beaucoup de fédérations occidentales ont dit qu’elles refusaient de s’aligner sur cette réglementation, et la Fédération française a été une des premières à dire qu’elle n’allait pas le faire.

La question étant : comment la Fide va évoluer ?

Cette décision date d’août 2023. A l’époque, ils s’étaient donné deux ans pour le réviser. Ils ont ensuite reporté cette date à 2026. Donc, ils vont probablement le modifier. Et je ne suis pas certaine que ça aille vers plus d’inclusion. Au contraire, parce que ce n’est pas vraiment la tendance. Après son élection, Trump a promis que les États-Unis pèseraient de tout leur poids sur toutes les institutions possibles pour bannir les sportifs trans des compétitions. Il y a eu des élections aussi au CIO. Autant le dernier président était plutôt inclusif, autant la nouvelle présidente l’est moins. Je ne suis pas du tout optimiste.