France

« Marseille est un haut lieu du cultisme en France »

Les « Vikings », les « Eiye », les « Maphites », les « Jurists », autant de noms de gangs nigérians dont les affrontements en France alimentent régulièrement la chronique d’une mafia nigériane. Dans un livre paru mercredi chez Flammarion, « Mafia Africa », les journalistes Célia Lebur et Joan Tilouine livrent une enquête de plusieurs années sur ces « cults », qui les a notamment menés à Marseille. Célia Lebur a répondu aux questions de 20 Minutes.

Votre plongée dans la mafia nigériane commence au cœur de l’été 2021 dans un cimetière marseillais, pour suivre l’enterrement de deux jeunes Nigérians morts dans l’incendie d’une cité des quartiers nord. Pourquoi Marseille ?

Nous avons commencé à travailler sur le sujet entre l’Italie et le Nigeria, lorsque j’étais encore correspondante là-bas. Très vite, Marseille s’est imposée comme une évidence. Après l’Italie, où ils sont présents depuis une quinzaine d’années, les « cults » sont venus là. Marseille est vraiment un haut lieu du cultisme en France. Pour le moment, au moins cinq de ses gangs y sont présents, bien implantés, et il y en a probablement plus. D’abord marginale, leur présence est devenue plus visible à partir de la fin des années 2000. Notre sentiment est que les enquêteurs français ont pris conscience du phénomène bien après leurs homologues italiens.

Que désigne ce terme « cult », dont vous écrivez que « les raccourcis entre migrants et criminels, cults et mafia, sont faciles et trompeurs » ?

Au départ les « cults » sont des confraternités étudiantes tout à fait inoffensives, fondées au milieu du XXe siècle par des intellectuels brillants sur le modèle anglo-saxon. Le prix Nobel de littérature Wole Soyinka est bien malheureux de voir ce qu’elles sont devenues aujourd’hui. Elles vont se dévoyer dans les années 1980-1990, lorsque le Nigeria est sous la coupe de la dictature militaire. Les militaires vont comprendre qu’il faut se servir des cults pour créer des conflits au sein de la jeunesse et affaiblir les leaders étudiants. La décennie suivante, il y a une explosion du nombre de recrues au sein des « cults », et une véritable dérive criminelle. Il y a au Nigeria des gens puissants derrière ces organisations, qui utilisent ces réseaux de diaspora, l’argent issu des trafics, pour prospérer et booster leur carrière politique ou dans le milieu des affaires. Le socle commun de ces « cults » est la référence aux religions traditionnelles et l’application de nombreux rites, sans compter l’omerta.

Une omerta que des femmes vont briser à Marseille… 

Le cultisme est un phénomène au départ essentiellement intracommunautaire. Dans ces réseaux de proxénétisme, les victimes sont des Nigérianes et les violences s’exercent sur les demandeurs d’asile nigérians. Beaucoup de choses se passent en interne, au sein de communautés marginalisées, abandonnées à leur sort. Les choses commencent à changer quand certaines femmes osent briser l’omerta des cults à Marseille. Odion, qui a trouvé le courage de déposer plainte en février 2017, en a été le symbole. Jusqu’à ce témoignage et l’enquête judiciaire qui s’en est suivie, le phénomène n’était abordé que sous l’angle des « Madames », jamais sous l’angle des réseaux cultistes.

A partir de 2018, les cults gagnent en importance à Marseille écrivez-vous…

Il y a aussi le fait que les guerres de gang commencent à déborder et faire du bruit. On a vu des scènes de batailles rangées en pleine rue à deux pas du Vieux-Port, des demandeurs d’asile tailladés. Les travailleurs sociaux ont commencé à voir des femmes qui étaient menacées quand elles venaient chez eux. Il est intéressant de voir la recomposition géographique du cultisme. Présents d’abord à Noailles, dans le centre-ville, ils se sont mêlés aux bons pères et mères de famille de l’immigration nigériane traditionnelle. Puis ils sont déplacés vers les copropriétés délabrées des quartiers nord, dans les squats du parc Kalliste, aux Flamants, au Petit Séminaire, au parc Corot…

Impliqués dans des affaires de proxénétisme, le sont-ils aussi dans le trafic de drogue ? 

En Italie, l’implication des « cults » dans le trafic de drogue est bien documentée. Les « cults » n’y sont plus seulement des petites mains, il y a des liens avérés avec la Cosa Nostra ou la Camorra. A Marseille, la cohabitation avec les trafiquants locaux se passe très mal. Les cultistes ont souvent un vécu très violent et difficile de leur jeunesse au Nigeria, à laquelle s’ajoute la violence qu’ils ont connue lors de leur traversée de la Libye puis de la Méditerranée. Ce sont des gens qui souvent se disent « on n’a plus rien à perdre ». Contrairement à d’autres communautés, ils n’ont pas peur des caïds marseillais, sauf qu’ils se heurtent à des groupes beaucoup mieux organisés. Il y a eu des tensions très fortes, des appels au raid contre les Wakanda, qui ont mené à l’incendie des Flamants et à d’autres drames meurtriers. Après, les cultistes ne pèsent pas vraiment grand-chose par rapport aux réseaux de trafiquant marseillais. Ils ne peuvent pas prétendre à les concurrencer sur leur propre territoire. Ils n’en ont pas le poids mais ils peuvent semer le chaos. Reste qu’il y a une tentative de prendre des parts de marche de la drogue, clairement.