France

Mafia : Pourquoi la ‘Ndrangheta est si présente en Allemagne ?

Drogues, armes, argent blanchi, escroqueries… Le coup de filet européen Eureka, coordonné par Europol, a ratissé large. Dans le viseur des polices allemandes, françaises ou encore portugaises : « des responsables et des membres de la ‘Ndrangheta », la célèbre et obscure mafia calabraise. Avec 132 arrestations et plus de 150 perquisitions et saisies dans huit pays, il s’agit du « coup le plus dur infligé à ce jour à l’organisation criminelle italienne », se félicite Europol.

La pointe de la Botte italienne, berceau de cette mafia, figure bien entendue en tête du nombre d’arrestations. Mais un autre pays se détache. En Allemagne, ce sont des centaines de policiers qui sont intervenus dans cinq régions. Plus de cent perquisitions ont été effectuées et une trentaine de mandats d’arrêt, dont quatre mandats européens, ont été exécutés, selon les autorités des Länder de Bavière, de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, de Rhénanie-Palatinat, et de Sarre. Comment expliquer une telle présence de la mafia italienne de l’autre côté des Alpes ?

Accompagner les migrations économiques

« L’Allemagne est historiquement une terre de diaspora calabraise », explique Fabrice Rizzoli, docteur en sciences politiques de l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de la grande criminalité, à 20 Minutes. Le mouvement date de la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que « l’Allemagne est à reconstruire dans tous les domaines », ce qui attire la main-d’œuvre étrangère. A ce phénomène, qui s’estompe dans les années 1970, s’ajoutent des « phénomènes conjoncturels », comme lorsque « des villages entiers vont disparaître dans une coulée de boue » dans la région de San Luca. Les habitants émigrent alors, emmenant avec eux « des cellules de la mafia ».

« La mafia a toujours accompagné les migrations calabraises », confirme Clotilde Champeyrache, économiste spécialiste de la mafia et maîtresse de conférences au Cnam criminologie. Australie, Suisse, Etats-Unis et Canada ont ainsi connu ces vagues migratoires, l’occasion pour la ‘Ndrangheta d’établir des « comptoirs commerciaux », ou « locales détachées » dans le jargon, qui « agissent pour le compte d’une famille en Calabre », détaille l’économiste. Car la mafia calabraise reste l’une des rares mafias où « il faut en gros être de la même famille de sang » pour intégrer le clan, développe Fabrice Rizzoli.

Le tournant Duisbourg

En dehors du cercle de la famille, la mafia a ensuite besoin « d’un tissu de complicité avec des membres de la diaspora ; pas toute la diaspora », avertit-il, notamment pour cacher des armes ou servir de prête-nom, service rendu quand on est redevable à la mafia. Hors de l’Italie, le milieu se fait discret, selon lui : « pas de meurtre, pas de racket des non-calabrais, mais on peut avoir besoin de l’agent immobilier, du banquier ou même du policier allemand », ce qui conduit surtout à des affaires de corruption. L’Allemagne a toutefois fait figure d’exception au moins une fois.

En août 2007, les corps de six Italiens sont découverts, criblés de balles, devant un restaurant italien à Duisbourg. « C’est une petite ville pour nous, mais il y a un port fluvial important », note Clotilde Champeyrache. Sauf que le trafic de drogue n’est pas le seul mobile de ce massacre, imputé à une « vendetta » pour venger la mort de Maria Stangio, épouse d’un chef de clan rival à celui de San Luca. « Parmi les morts, il y avait un jeune qui venait d’être initié », raconte l’économiste. Or, les affrontements et les initiations sont particulièrement rares en « terrain neutre, ce qui montre que c’est en fait un territoire intégré à une stratégie de conquête territoriale », décrypte-t-elle.

Entre l’après-guerre et le XXIe siècle, l’Allemagne est donc passé d’un marché d’opportunité à un centre d’intérêt pour la mafia. Le système judiciaire y joue en faveur des mafieux, puisque contrairement à l’Italie, « c’est à la justice de démontrer que le décalage des revenus est lié à des activités illégales », précise Clotilde Champeyrache. D’ailleurs, le pays « ne fait pas beaucoup d’efforts pour lutter contre l’infiltration dans l’économie légale », selon Fabrice Rizzoli. Autrement dit, c’est le terrain idéal pour les opérations de blanchiment d’argent de la mafia, avec une « relative facilité, en possédant des commerces ». Le coup de la pizzeria a beau être un cliché, on « manie du cash très facilement » en Allemagne, pointe Clotilde Champeyrache…