« Madame n’a pas dit non » : les viols conjugaux presque jamais jugés.
Anaïs a reporté des violences, des humiliations et des pratiques sexuelles imposées par son compagnon, qu’elle a rencontré fin 2020 et avec qui elle a vécu pendant quatre ans. Selon les derniers chiffres de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, 45 % des viols dont sont victimes les femmes majeures sont commis par leur conjoint.
Il a fallu plusieurs mois à Anaïs* pour se décider à entrer dans la gendarmerie de sa petite commune, située au cœur des Pyrénées-Orientales, afin de porter plainte contre l’homme qui a partagé sa vie pendant quatre ans, le père de son troisième enfant. « Quand j’ai commencé à y penser, c’était d’abord à cause des violences que je subissais, des humiliations. Je n’avais même pas conscience des viols et agressions sexuelles », confie cette quadragénaire, la voix tremblante. Ce n’est qu’avec le soutien d’une association d’aide aux victimes et de sa psychologue qu’elle prend conscience de la gravité de ce qu’elle a vécu. « Je savais que ce n’était pas normal mais je me disais : « t’exagères », « c’est pas si grave », « j’ai pas crié ». Encore aujourd’hui, j’ai du mal à parler de viol. »
Son histoire débute comme celle de n’importe quel coup de cœur. À la fin de l’année 2020, alors mère célibataire de deux enfants, elle rencontre chez des amis un homme d’un an son aîné. Tous deux partagent une passion commune pour la musique. Anaïs est attirée par son « côté artiste » et le trouve « doux et sensible ». Cependant, les premières crises apparaissent après quelques semaines, avec des insultes et des dénigrements. « Une fois, il a tout cassé chez moi parce que j’avais parlé avec un ex. Je l’ai mis à la porte, mais il est revenu en m’expliquant qu’il supportait mal que je sois amie avec lui. J’ai accepté qu’il revienne, je sais que je n’aurais pas dû… », avoue-t-elle, presque en s’excusant. Sa voix tremble alors qu’elle évoque ces souvenirs.
Au gendarme qui l’accueille en mars 2024, Anaïs souhaite relater sa descente aux enfers. Après avoir emménagé ensemble près d’un an après leur rencontre, les promesses s’évaporent, et les disputes deviennent quasi quotidiennes. Selon son récit, son partenaire a toujours eu « d’importants besoins sexuels » et exerce une pression sur elle. Lorsque Anaïs tombe enceinte au début de l’année 2022, la situation devient encore plus violente. Son compagnon lui impose des pratiques qu’elle refuse. « Tu es insensible », « tu t’en fiches de moi », « tu ne m’aimes pas », lui lance-t-il lorsqu’elle se plaint. « Je culpabilisais de ne pas avoir envie, je voulais qu’il m’aime. On dit tellement que le sexe est essentiel dans un couple que je pensais que c’était moi qui avais un problème. »
Elle l’avertit cependant : après son accouchement et sa césarienne programmée, elle aura « besoin de temps ». Deux semaines après la naissance de leur fils, les crises reprennent. À plusieurs reprises, elle cède « pour qu’il me laisse tranquille » ou « pour ne pas réveiller le bébé ». Ce « rythme » semble cependant insuffisant à son ancien compagnon. « Un jour, par la force, il m’a mise sur le ventre et m’a fait une sodomie alors que je ne le voulais pas », raconte-t-elle, la voix étranglée. « Je n’ai pas dit non. Je n’ai même pas réussi à parler. J’avais la tête dans le coussin. J’ai serré les dents. J’avais très mal, il le voyait mais il a continué. » Anaïs a constaté, durant trois jours, des saignements anaux.
Elle éprouve des difficultés à mettre des mots sur ce qu’elle a subi. « Pour moi, un viol, c’est quelqu’un qui t’agresse dans la rue, pas quelqu’un avec qui tu vis », insiste-t-elle. Pourtant, cette idée, répandue, est bien éloignée de la réalité. D’après les dernières statistiques de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, 45 % des viols dont sont victimes les femmes majeures sont commis par leur partenaire. Ce chiffre ne surprend pas l’avocate Anne Bouillon, spécialiste de ces violences. Dans son cabinet, elle rencontre de nombreuses clientes, souvent au moment de procédures de divorce ou de violences conjugales, qui lui révèlent avoir subi des rapports ou des pratiques imposés par leur partenaire. « Elles n’utilisent quasiment jamais le terme « viol », parfois même elles le repoussent, précise l’avocate. Elles vont plutôt dire qu’il a été « trop loin », décrivant une sorte de fatalité : « Il savait que je ne voulais pas mais il l’a fait quand même. » »
Le viol par le conjoint est reconnu par la jurisprudence depuis 1990 et constitue une circonstance aggravante depuis 2006. Bien que les plaintes aient plus que quadruplé entre 2016 et 2024, ces procédures restent rares : 11.000 femmes ont porté plainte l’année dernière pour de tels faits, selon le ministère de l’Intérieur. Ce nombre est largement en deçà de l’ampleur du phénomène, avec des enquêtes de victimisation estimant que seules 6 % des victimes de viols portent plainte. Dans son cabinet à Nantes, Anne Bouillon constate le même constat. « La plupart des victimes de viols conjugaux ne veulent pas porter plainte, elles souhaitent simplement que cela cesse. » Elle évoque divers motifs : la peur de ne pas être crues, la honte ressentie malgré leur statut de victime, et le désir de ne pas envoyer le père de leurs enfants en prison.
Malgré l’important travail de formation mené dans les institutions depuis 2019, à l’issue du Grenelle des violences faites aux femmes, Anaïs garde en mémoire un souvenir traumatisant de sa matinée à la gendarmerie. « Il suivait son questionnaire. Il voulait aller vite car il avait une autre affaire. Chaque fois que je voulais lui donner un exemple de ce que j’avais subi, il me disait que ce n’était pas nécessaire », se remémore-t-elle. Lorsqu’Anaïs relit sa plainte, elle hésite à la signer : plusieurs éléments ne correspondent pas à sa description. « C’était édulcoré. Je lui ai raconté mon viol en détail, mais cela ne faisait que deux lignes, dont une indiquait : « Madame n’a pas dit non. » » Le gendarme la rassure en lui assurant que les faits qu’elle décrit sont suffisamment graves. Six mois plus tard, la mauvaise nouvelle tombe : la procédure est classée sans suite pour « infraction insuffisamment caractérisée ».
Ce type de classement constitue souvent le dénouement des procédures. Selon les données du ministère de la Justice, en 2024, 238 condamnations pour viols au sein du couple ont été prononcées, contre 132 en 2023. Pendant ces mêmes années, près de 7.700 hommes ont été mis en cause pour tels faits. La difficulté majeure réside dans la caractérisation du viol. Ces actes se déroulent dans un espace où les relations sexuelles sont perçues comme normales. Comment établir que, cette fois-ci, le rapport n’était pas consenti ?
Les éléments de preuve sont d’autant plus difficiles à obtenir puisque certaines femmes portent plainte des mois, voire des années après les faits. Les examens médicaux ne sont donc pas révélateurs. La procédure se résume souvent à un confrontation entre deux témoignages. « Même lorsque nous avons des preuves, nous sommes parfois confrontés à des classements sans suite », assure Anne Bouillon. Elle mentionne un dossier où un mari avouait par texto qu’il ne pouvait s’empêcher de « forcer » sa femme parce qu’« il l’aimait trop ». « Nous avons dû faire appel pour obtenir un procès. Il y a toujours cette perception que c’est moins grave qu’un viol commis par un inconnu », conclut-elle.
Pour Anaïs, cette décision de classement sans suite a eu des conséquences dévastatrices. « Je me suis effondrée, j’ai fini en psychiatrie », confie-t-elle avec pudeur. Dans son esprit, tout se mêle. Elle ressent de la colère de ne pas avoir pu raconter son histoire et se met à douter de la véracité de ses experiences. Un an plus tard, la brume s’est un peu dissipée. Elle envisage de porter plainte à nouveau, cette fois avec constitution de partie civile, procédure qui entraîne automatiquement la saisine d’un juge d’instruction. Les procès étant rares, les peines pour viol conjugal sont souvent significatives. Selon le ministère, la peine moyenne pour de tels faits s’élève à neuf ans et quatre mois de prison.
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*Le prénom a été modifié.

