L’intelligence artificielle ne va-t-elle pas supprimer le métier de traducteur ?
L’essor de l’IA a créé des métiers qui n’existaient pas il y a quelques années, mais les performances croissantes des modèles d’IA menacent des emplois occupés par des humains, notamment dans le secteur de la traduction. Claire Gautier, patronne de l’agence de traducteurs ASAP à Nantes, déclare : « Ça fait déjà deux ans que je ressens les effets de l’IA sur le métier », notant une baisse des demandes de traduction quotidienne.
L’intelligence artificielle (IA) représente-t-elle déjà une menace avant d’avoir atteint son plein potentiel ? D’une part, la montée fulgurante de l’IA a engendré des métiers inexistants il y a peu. D’autre part, les progrès des modèles d’IA menacent de remplacer des emplois historiquement occupés par des humains. C’est le cas pour les traducteurs, qui s’inquiètent de la décision des éditions Harlequin de céder les traductions françaises de leurs livres à un prestataire recourant largement à l’IA.
Harlequin est synonyme de roman sentimental, voire érotique, distribuant ses récits d’amour à l’échelle mondiale depuis la fin des années 1940. Cette petite maison d’édition canadienne, devenue un leader sous la propriété du puissant groupe américain HarperCollins, publie annuellement près de mille romans traduits en une trentaine de langues. Cela représentait une source de revenus pour les traducteurs, en particulier français, mais cette opportunité pourrait se réduire selon le Conseil européen des associations de traducteurs littéraires (CEATL), qui déclare que Harlequin « passe à grande échelle à la traduction automatique ».
Bien que HarperCollins tente de tempérer la situation en affirmant qu’il continue de faire appel à « des traducteurs expérimentés qui utilisent des outils d’intelligence artificielle pour une partie de leur travail », la crise touche le secteur. « Ça fait déjà deux ans que je ressens les effets de l’IA sur le métier », déclare à 20 Minutes Claire Gautier, dirigeante de l’agence de traducteurs ASAP à Nantes. « Avant, j’avais plusieurs demandes de traduction par jour, aujourd’hui c’est au compte-goutte », confie-t-elle.
Elle précise que cela est particulièrement vrai pour « les langues courantes et faciles », comme l’espagnol ou l’anglais. « Le nombre de CV que je reçois de traducteurs à la recherche d’un emploi est inquiétant », ajoute-t-elle, « et certains collègues ont décidé de changer de métier ».
Elle ne recommande pas aux jeunes de s’engager dans cette voie, bien qu’elle reconnaisse que, pour l’heure, l’IA n’est pas encore à un niveau optimal. « Pour faire passer les nuances, les émotions, les textes un peu délicats, les jeux de mots, il faut des humains », souligne-t-elle. Les IA, selon elle, n’ont « pas la référence » et traduiraient mécaniquement une phrase, alors qu’un traducteur saurait saisir les allusions à des séries ou des films. « J’ai testé chat GPT avec une référence à Game of Thrones qu’il n’a pas comprise, et c’est la même chose avec l’humour », précise Agnès Bousteau, présidente de la Société française des traducteurs (SFT).
D’ailleurs, Gemini, l’IA de Google, admet que « l’IA est devenue extrêmement fiable pour la précision, mais elle peine encore à égaler la pertinence culturelle et émotionnelle d’un humain ». Cependant, Fluent planet, le prestataire en test avec Harlequin, assure que les traductions de son outil IA, BrIAn, sont « plus précises, idiomatiques, comprennent mieux le sens et restituent fidèlement le style et les émotions du texte source », y compris dans le « ton et l’intention » de l’auteur. « C’est de la communication », déplore Agnès Bousteau, ajoutant que même si les IA ont fait des progrès, elles sont encore très loin de rivaliser avec la subtilité humaine.
Si l’usage de l’IA menace les emplois des traducteurs littéraires, d’autres domaines peuvent également être impactés. « La traduction pragmatique touche tous les secteurs : militaire, diplomatie, sécurité informatique, commerce, nucléaire, pharmacie, médical », explique la présidente de la SFT. Pour elle, un traducteur est également un critique qui se pose des questions sur le texte. « J’ai eu une traduction médicale où une source indiquait des incisions en centimètres pour des interventions micro-invasives », se souvient-elle. En examinant le texte, Agnès Bousteau a corrigé en sachant que les incisions devaient être en millimètres. « Une IA ne se serait pas posé la question », affirme-t-elle.
Il est crucial de ne pas prendre pour acquis tout ce qu’une IA produit, ni de lui confier une traduction sans vérifier. « Plusieurs petites erreurs subtiles peuvent, au final, déformer complètement le message », insiste la présidente de la SFT. « Imaginez les conséquences pour un contrat commercial ou une notice de médicament », précise-t-elle. Aucun traducteur, même dans le domaine juridique, n’est totalement à l’abri. Des entreprises proposent en effet des services spécifiques dans ce domaine, comme Legal230 avec leur outil de traduction juridique Alan, dont les résultats sont néanmoins « systématiquement » relus par « un traducteur expert ».
« C’est mon domaine et pourtant, personnellement, je ne ferais pas confiance aveuglément à une IA », admet Lionel Prevost, directeur du laboratoire de recherche IA de l’ESIEA. Concernant les traducteurs, il considère que les résultats des grands modèles de langage (LLM) sont fiables « à 90 % » pour les langues les plus courantes comme l’anglais. « Les IA sont conçues pour traduire de manière fiable, au plus près du texte original », explique-t-il. En revanche, avec insistance, il souligne que, comme l’a mentionné Agnès Bousteau, une IA « n’a pas de sens critique » et traduira tout texte sans se poser la question des éventuelles erreurs qu’il pourrait contenir.

