Les Français peuvent-ils vraiment manger moins de viande d’ici à dix ans ?
Avoir une fille végane et être embauchée chez Fleury Michon, marque célèbre pour ses tranches de jambon ou de dinde qui traînent dans le frigo ? « A l’époque, ça a été toute une négociation avec ma fille, qui m’a dit que j’allais m’associer avec le diable, raconte aujourd’hui Billy Salha, directeur général de l’entreprise agroalimentaire vendéenne. Il a fallu dialoguer pour comprendre comment elle voulait améliorer les choses. »
L’anecdote amuse la salle de l’hôtel de l’industrie à Paris où a lieu, début février, une conférence de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) sur la transition alimentaire. Billy Salha y présente la démarche derrière le lancement en 2024 des tranches végétales aux lentilles ou aux pois chiches de Fleury Michon.
Le conflit résume les tensions qui agitent la société française quand vient la question de manger moins de viande. A l’approche du Salon de l’agriculture, qui ouvre le 22 février, l’Iddri, avec l’Institut pour le climat, a publié en février le deuxième volet de son étude pour une transition des régimes alimentaires des ménages (Trame 2035).
Un scénario « sérieux » pour un sujet « éruptif »
Le think tank avance qu’il est possible de diminuer la consommation moyenne de viande des Français de 15 % d’ici à 2035, soit 74 kg de viande en moyenne par personne et par an, correspondant à ce que mangent les Italiens aujourd’hui. Et donne des pistes pour imaginer concrètement comment cela est possible.
Depuis 2022, l’Iddri a rencontré des acteurs des filières agricoles ou agroalimentaires pour concevoir un scénario « sérieux », « sans jugement de valeur » sur ce sujet présenté comme « éruptif » ou « sensible » par les intervenants. « Notre conclusion, c’est que oui, il nous paraît plausible que les Français baissent leur consommation de viande d’ici à dix ans, mais à certaines conditions », explique Mathieu Saujot, directeur du programme Modes de vie en transition à l’Iddri.
Pour y parvenir, il faut dépasser les injonctions contradictoires du secteur comme produire des protéines de qualité peu onéreuses, permettre aux producteurs d’avoir des revenus dignes ou réduire les impacts sur les écosystèmes, alors que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime l’élevage à l’origine de 14,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre.
Dans son étude, l’Iddri a pensé douze groupes sociaux, comprenant par exemple des seniors à faible revenu, des ménages aisés peu diplômées ou des familles de la classe moyenne urbaine. La baisse de la consommation de viande varie de – 4 % pour les familles rurales modestes, jusqu’à -36 % pour les femmes seules. « Tout l’objectif du scénario, c’est justement de montrer suffisamment de diversité sociale et un modèle de transition qui repose non pas seulement sur les velléités des Français, mais sur ce qui va changer dans leur parcours alimentaire quotidien », souligne Mathieu Saujot. Quatre trajectoires ont été pensées entre celles et ceux qui se familiarisent à de nouvelles pratiques jusqu’aux groupes qui veulent mettre en cohérence leurs idées et leurs pratiques.

La fin du « mythe » du consommateur responsable
En clair : le changement ne doit pas reposer sur la seule volonté des Français et du « mythe » du consommateur responsable, mais c’est l’ensemble des environnements sociaux qui doit évoluer. Par exemple, davantage de menus végétalisés pourraient être proposés dans la restauration collective, le marketing ou les rayons des supermarchés pourraient être réorganisés pour favoriser le végétal ou la viande de qualité, des mesures pourraient favoriser l’accessibilité économique de toutes les denrées alimentaires.
Dans ce scénario, la consommation de viande bovine (-18 %) et de porc (- 17 %) baisse davantage que la volaille (- 8 %). « Dans un contexte de hausse continue de consommation de volaille, la réduction de la viande comme ingrédient dans des plats préparés ou la mise en concurrence sur le marché de certaines alternatives végétales pourraient contribuer à cette baisse », détaille Mathieu Saujot.
« Ce n’est pas dramatique de parler de manger moins de viande »
Et les agriculteurs qu’en pensent-ils ? Pour Benoît Drouin, éleveur en polyculture bio (vaches laitières et volailles) dans la Sarthe et invité à la conférence, « ce n’est pas dramatique de parler de manger moins de viande ». Mais, nuance-t-il, il enjoint à rapprocher consommation et production pour mettre fin à des incohérences, comme le fait qu’aujourd’hui la France consomme plus de volailles qu’elle n’en produit et est contrainte d’importer.
La chute de la demande sur le segment de qualité en bio l’alerte aussi. « On pense que c’est symptomatique de ce qui n’est pas pris en compte quand on fait une politique publique, ici quand on fait une politique de l’offre sans s’occuper de la demande », dénonce-t-il. Il appelle à ce que les aides de la politique agricole commune (PAC) européenne soient fléchées « vers des productions qui sont bonnes pour l’environnement et bonnes pour le consommateur ».
Après un premier volet l’été dernier sur le scénario tendanciel de la consommation des viandes en France si rien ne change, un deuxième ce mois-ci sur les comportements alimentaires, l’Iddri achèvera sa réflexion fin 2025. Cette fois, il s’agira de mettre ensemble offre et demande pour respecter les limites planétaires.