Les émotions, ça s’apprend, dès la petite enfance
Vous êtes tranquillement en train de jouer avec votre enfant de 2 ans quand tout part en cacahuète. Il riait aux éclats mais d’un coup la moutarde lui monte au nez, ses yeux se froncent, sa bouche se tord et il se met à hurler. La cause ? C’est son lapin en peluche qui devait conduire son bateau imaginaire, pas le perroquet (ou toute autre raison aussi lunaire) ! Puis, très vite, un torrent de larmes se déverse sur son visage, votre bambin est inconsolable…
Gérer ces tornades émotionnelles est loin d’être aisé quand on est tout petit. Mais encore faut-il déjà savoir les identifier. Si, à notre hauteur d’adulte, il nous semble évident de reconnaître la colère, la tristesse ou la joie et d’expliquer pourquoi on les ressent, pour un enfant, il en va autrement… Car les émotions, ça s’apprend. Et c’est très important.
La condition numéro 1 de la communication
« Plus on identifie une émotion, mieux on la nomme. Une fois qu’elle est nommée, on a plus de facilités pour l’identifier lorsqu’elle arrive à l’intérieur de nous », explique Serge Tisseron, psychiatre et docteur en psychologie. Cette capacité permet ainsi de mieux gérer ce qui nous chamboule. « Moins vous êtes capable d’identifier votre émotion et plus vous vous y abandonnez sans le savoir », précise l’auteur de L’Empathie paru dans la collection Que sais-je ? (PUF).
L’apprentissage des émotions est aussi primordial dans nos relations avec les autres. « La capacité d’identifier celles d’autrui est la première étape de l’empathie qui se construit entre la naissance et 8-10 mois. C’est la condition numéro 1 de la communication. Si vous n’identifiez pas les émotions d’autrui vous êtes incapable de communiquer de manière adaptée. »
Un enjeu sociétal
Les difficultés de communication peuvent avoir de multiples conséquences tout au long de la vie, sur la réussite et l’épanouissement scolaire puis professionnel, sur la facilité de nouer des relations amicales ou amoureuses… L’empathie est également au cœur de la lutte contre le harcèlement scolaire. Dès la maternelle, les enseignants proposent des exercices de reconnaissance des émotions par le biais de pictogrammes, par exemple. En primaire, les enfants peuvent être invités en groupe à imiter, nommer et deviner les émotions.
« C’est devenu un enjeu sociétal parce que beaucoup d’enseignants se sont aperçus que beaucoup d’élèves avaient des difficultés à identifier les émotions » souligne Serge Tisseron, créateur du Jeu des Trois Figures, un outil pour développer l’empathie et réduire les violences scolaires.
Selon le psychiatre, plusieurs raisons peuvent expliquer cette difficulté pour les enfants d’aujourd’hui à saisir ce qui les traverse. Il y a tout d’abord l’augmentation du temps passé devant les écrans (56 minutes en moyenne à l’âge de 2 ans selon une enquête de l’Ined et de l’Inserm en 2023) et notamment devant des dessins animés aux rythmes effrénés et pas adaptés aux plus jeunes. « Ils n’arrivent pas à identifier les émotions parce qu’elles passent trop vite sur les visages des personnages. Ils n’identifient que les émotions extrêmes et quand ils ont affaire à un visage humain sur lesquels les émotions sont plus nuancées, ils ne les reconnaissent pas », affirme-t-il.
Il y a aussi l’utilisation croissante de smartphones des parents en présence de leurs enfants qui brouille les relations (la technoférence) ou encore la diminution des moments passés avec les autres. « Aujourd’hui, beaucoup d’enfants ont très peu de vie sociale parce qu’il n’y a pas d’espaces où ils peuvent se retrouver et les parents ne les laissent pas dehors après l’école. Si vous n’avez pas de présence physique, vous n’êtes pas spontanément confronté à l’identification des émotions », déplore Serge Tisseron.
La star des émotions en librairie
Si cet apprentissage essentiel se développe naturellement dès la naissance, notamment en observant les visages de ses parents et en les imitant, de plus en plus d’outils sont commercialisés pour apprendre aux enfants à reconnaître les émotions. Dans le secteur de l’édition, les livres sur le sujet se multiplient, sous forme de catalogues ou d’imagiers.
L’un des best sellers du secteur est La couleur des émotions de l’autrice espagnole Anna Llenas, traduit en de nombreuses langues et décliné en jeu de société. La trame ? Aux côtés du monstre des couleurs, les enfants font la connaissance des différentes émotions – le rouge pour la colère, le jaune pour la joie…-, mais aussi leur impact sur le corps, comme les pleurs ou le rire. Ensuite, ils sont invités à ranger les émotions dans de petits bocaux.
En France, il est édité chez Glénat depuis 2014, notamment dans sa version pop-up, un véritable carton avec environ 1.100.000 exemplaires vendus à date, nous informe l’éditeur. Un succès en librairie mais aussi dans le milieu scolaire. « De nombreuses écoles ont créé des peluches, des monstres en crochet, des affiches, des panneaux, des boîtes avec le monstre… », précise le service de presse de la maison d’édition.
Une surproduction et quelques pépites
De plus en plus nombreux dans les rayons, tous les ouvrages sur les émotions se valent-ils ? « Il y a une surproduction et beaucoup de visuels plats qui ne valent pas le coup, qui n’ont aucun intérêt et ne créent aucune identification avec l’enfant », note Claire Wyniecki, fondatrice de la librairie jeunesse Le Bon Ton, à Paris.
Pour les plus petits, il existe quelques pépites comme Beaucoup de beaux bébés de David Ellwand ou Parfois je me sens… d’Anthony Browne. « On s’identifie très bien, ce sont de très beaux dessins et les expressions sont très bien travaillées. C’est vraiment à hauteur d’enfants et à la fin il y a un kaléidoscope avec des images pour les aider à montrer leurs émotions », explique-t-elle.
Pour les plus grands, à partir de 3 ans, Claire Wyniecki conseille Max et les Maximonstres de Maurice Sendak, une référence. « Il y a l’idée de laisser partir l’enfant dans son monde imaginaire de colères et de débordements d’émotions. A la fin, Max décide de revenir chez lui et retrouve son bol de bouillie, tout chaud. C’est hyper rassurant. Dans ce livre on a la colère mais il va avoir aussi le doute, le manque… », explique-t-elle.
Autre classique, Grosse colère de Mireille d’Alancé : « C’est un petit garçon qui fait une grosse colère, il va dans sa chambre et la colère va sortir se matérialiser en un monstre rouge et va tout casser. Au final, c’est lui qui va aller raisonner la colère et lui dire de rentrer dans sa boîte. »
A partir du CP/CE1, Claire Wyniecki suggère A l’intérieur de mes émotions ou encore Les incroyables de Clothilde Perrin qui met en scène un « enfant bulle », un « enfant piquant » ou encore un « enfant mousse ». « Ça montre les fragilités, les forces et les excès de tout le monde. Clothilde Perrin travaille hyper bien les émotions », souligne-t-elle.
Vive les copains
L’apprentissage des émotions s’invite aussi dans le monde de l’audio, comme avec la box Elio, développée par Morphée et Hachette Jeunesse pour les enfants de 3 à 8 ans. Au programme ? Des histoires de « Gaston la Licorne » d’Aurélie Chien Chow Chine, couplées à de la sophrologie, afin d’aider les enfants à gérer leurs tempêtes émotionnelles. « On est dans l’immersion, explique son créateur. L’audio, c’est vraiment quand ils sont à un âge où ils ne savent pas lire ou alors que la lecture leur est difficile. »
Des livres, des cartes, des jeux, des peluches… Des supports qui peuvent être utiles dans l’apprentissage des émotions et créer des moments de partage en famille, mais qui ne remplaceront jamais les vraies parties de rigolade. « Un enfant aura plus de facilités à identifier une émotion dans sa diversité chez des copains qui la miment différemment, plutôt que seulement sur le visage de l’adulte qui la montre comme un adulte », souligne Serge Tisseron.