France

L’assiette ne suffit plus : un restaurateur doit-il poster sur les réseaux sociaux ?

La France comptait 407.000 points de restauration en 2024, avec une augmentation de 12,7 % en cinq ans. Benoît Piante estime que « 15 à 20 % des clients viennent des réseaux sociaux ».


Des reprises de Taylor Swift, des youtubeurs se lançant dans des marathons, des chiens, des vidéos de défis et… des chefs cuisiniers. En parcourant les réseaux sociaux, il est de plus en plus fréquent de rencontrer des vidéos de restaurants où le chef a échangé sa toque contre un trépied. Car aujourd’hui, « ce qui attire le client au restaurant, c’est Instagram et TikTok. C’est la première porte d’entrée et la première raison de se déplacer », explique Sandrine Doppler, consultante en marketing et experte du secteur alimentaire.

« Ce que l’on trouve dans l’assiette ne suffit plus », affirme même Nicolas Molina, directeur de Gault et Millau, un guide gastronomique similaire au Michelin. « Un restaurant doit savoir communiquer. Les vidéos font désormais partie intégrante du  »moment magique », de l’expérience client et de la promotion. » Il témoigne que de très bons chefs qui n’ont pas pris le virage numérique ont vu leur chiffre d’affaires diminuer. À l’inverse, des établissements où l’assiette « était moins sympathique », mais qui savaient communiquer, ont connu de très bonnes retombées.

### « Sans, vous aurez beaucoup de mal à exister »

Il est évident que le marché est devenu ultra-concurrentiel, et qu’aucune arme promotionnelle ne doit être négligée dans cette jungle féroce. La France comptait 407.000 points de restauration en 2024, soit une augmentation de 12,7 % en cinq ans. La concurrence est encore plus rude dans les grandes villes : Paris compte un restaurant pour 82 habitants, Bordeaux 103, Nice 105, Toulouse 145. Avec une telle densité, il est impossible de compter seulement sur la providence d’un touriste entrant par hasard pour se laisser séduire.

« Sans chef médiatique ou concept fort, vous aurez beaucoup de mal à exister », estime Benoît Piante, cofondateur et PDG de *Bonaloi*, qui affirme avoir les deux. Sa gamme de restaurants – Orgueil, Envie le Banquet, Colère – propose des expériences clients très demandées, mais il peut aussi compter sur son chef Eloi Spinnler. Ce dernier a gagné en popularité sur les réseaux après sa participation (et l’omelette ratée d’un autre concurrent) dans une vidéo de Squeezie. Aujourd’hui, soutenu par le deuxième youtubeur de France, le chef compte 700.000 abonnés sur les réseaux sociaux.

### « 15 à 20 % des clients viennent des réseaux sociaux »

Comptez une journée de travail pour tourner 3 à 4 vidéos courtes et une vidéo longue, suivie d’une semaine à un mois pour le montage. Un travail chronophage mais essentiel. « 15 à 20 % de nos clients viennent grâce aux réseaux sociaux », calcule Benoît Piante. Il est convaincu que sans les vidéos, les restaurants auraient eu plus de temps à se remplir. La popularité sur Internet permet donc de sauter en quelques mois les étapes nécessaires à l’établissement d’une réputation culinaire qui prend des décennies à se construire.

De plus, les concepts culinaires, cruciaux pour émerger, restent fragiles. « Ils s’épuisent en quelques années », prévient Sandrine Doppler. Les 1.457 coffee-shops des centres urbains commencent déjà à décliner, de même que les vendeurs de sushis se raréfient et que les pokés s’essoufflent… 7.200 restaurants ferment chaque année, et un tiers des établissements qui ouvrent depuis 2019 ne survivent pas 24 mois. Pour maintenir la flamme, rien de tel que des vidéos.

### « Mieux vaut pas de vidéos que de mauvaises vidéos »

Cependant, certaines conditions sont nécessaires. « Il y a pire pour un restaurant que de ne pas avoir de vidéos : faire de mauvaises vidéos », assure Sandrine Doppler. De nombreux chefs s’entourent désormais de professionnels, community managers, chefs d’édition… Nicolas Molina souligne également qu’il ne faut pas faire n’importe quoi : « Il doit y avoir une cohérence entre la vidéo et l’assiette ensuite, sinon cela ne tient pas… On peut tromper le client une fois, mais il s’en ira rapidement. »

Quelle est donc la recette ? Benoît Piante nous révèle les ingrédients : Eloi Spinnler apparaît toujours dès la première image de la vidéo, afin d’attirer l’attention du spectateur avec un visage connu. Ensuite ? « La direction artistique doit être soignée, le message clair et concis, le montage dynamique tout en restant compréhensible… »

Rien de très compliqué, affirme Jean Covillault, ancien candidat de Top Chef avec 53.000 abonnés sur Instagram. Lui aussi laisse parfois de côté les fourneaux pour la caméra, afin de faire découvrir ses concepts de restaurants éphémères. « Les premières vidéos, c’est moi qui les tournais et montais seul. Aujourd’hui, tout le monde peut apprendre facilement grâce à de nombreux tutos et des logiciels très accessibles. »

Vidéo et cuisine nécessitent certaines qualités communes : « Cela demande de la créativité pour innover, tester, et tout comme pour la cuisine, à force de travailler, on trouve vraiment sa propre identité et ce qui nous plaît. » Le chef refuse néanmoins de se considérer comme *influenceur* : « Je fais de la cuisine, les vidéos ne sont qu’un ajout. Et puis, on est loin d’une qualité professionnelle. »

### « Même avec les meilleures vidéos du monde… »

Modeste ou conscient que l’essentiel réside ailleurs, Jean Covillault est convaincu que cuisiner reste (heureusement) la priorité. « Si un restaurant est mauvais, il finira par fermer ses portes, plus lentement que sans vidéos… mais il finira par disparaître. La vidéo attire, mais elle ne fait pas revenir. » La preuve par les chiffres : pour devenir un bon restaurant de quartier à 30 couverts, ouvert cinq midis par semaine, « il suffit de fidéliser 150 clients qui viennent une fois par semaine. Et cela, c’est faisable. En revanche, si le client ne revient pas, bonne chance pour attirer continuellement de nouvelles personnes, même avec les meilleures vidéos du monde. »

Il est également important de ne pas brûler les étapes : « Si un jeune débute, je lui conseillerai de se concentrer d’abord sur la cuisine avant de la mettre en avant sur les réseaux sociaux. » Le directeur de Gault et Millau assure qu’il lui arrive encore d’entrer dans certains établissements avec 0 abonné, n’ayant rien d’instagrammable, et d’y découvrir « des assiettes magiques ».