France

La télé peine à trouver la recette pour parler réduction de viande, malgré l’urgence climatique

Tailler le bout de gras devant un programme de télévision est une habitude pour de nombreux téléspectateurs. Mais lorsque c’est la télé qui voudrait mettre un coup de couteau à une partie de l’alimentation de nombreux Français et Françaises, l’affaire devient plus délicate. Dans les médias, si la question environnementale n’a jamais été si présente, le levier de la réduction de notre consommation de viande reste tabou.

Pourtant en 2022, les chiffres du Citepa, l’organisme qui calcule les émissions de gaz à effet de serre en France sont formels : l’agriculture représente près d’un cinquième (20,6 %) des émissions de gaz à effet de serre du pays et est le second secteur le plus polluant après le transport. On sait aussi que l’élevage bovin est une part importante de ce secteur notamment parce que les animaux consomment beaucoup d’eau et de nourriture. On peut rajouter aussi le méthane produit par les bovins. Aux questions environnementales s’ajoutent les enjeux de bien-être animal en ce qui concerne l’élevage intensif.

Pourtant dans les médias, alors qu’on loue les initiatives positives en matière de climat, lorsqu’il s’agit d’expliquer à la population qu’une réduction globale de la consommation de viande serait favorable, on opte plutôt majoritairement pour la politique de l’autruche. Pourquoi une telle frilosité ? 20 Minutes tente de répondre.

« Elle se prend pour qui ? »

Après ses habituelles prévisions météorologiques du 29 janvier 2023, Tatiana Silva indique que 20 % à 50 % de la pollution en France provient de la production, la transformation et le transport alimentaire. Depuis septembre 2022 et la vague caniculaire de l’été qui a précédé, l’équipe météo de TF1 prodigue conseils et information environnementaux dans une rubrique intitulée Notre Planète. Elle poursuit : « C’est important de manger saisonnier, […] essayez de manger le moins transformé possible et, peut-être, retirez quelques jours, voire totalement, la consommation de viande. »

Sur les réseaux sociaux, le coup de fourchette de la présentatrice fait fleurir les invectives par dizaines. « Elle se prend pour qui la tranche de biscotte anorexique Tatiana Silva pour donner des leçons ? TF1, vous faites quoi pour lui dire de s’occuper de ce qui la regarde ? », interroge un internaute sur Twitter. Un autre renchérit : « Elle n’a aucune compétence, elle est présentatrice météo. […] Marre des gens qui profitent de leur visibilité médiatique pour nous indiquer ce que nous devons faire. »

Contactée par 20 Minutes, Tatiana Silva n’a pas souhaité s’exprimer, mais la chaîne évoque une « position personnelle » de son animatrice. L’objectif de la séquence est pourtant de prodiguer des informations et « bons gestes à adopter en matière de protection du climat ». TF1 regrette que le caractère « moralisateur » qu’a perçu son public. « Ça a généré pas mal de réactions et accru la vigilance du service météo pour cette séquence », nous dit-on encore. En d’autres termes, on ne l’y reprendra plus.

En parler pour convaincre ?

Dommage, estime le journaliste Hugo Clément. Auteur du livre Les lLapins ne mangent pas de carottes (Fayard, 2022), il est engagé depuis de nombreuses années sur le sujet et est la voix d’une chronique hebdomadaire sur les sujets environnementaux sur France Inter. « Il est important que les médias parlent de ces enjeux, car l’alimentation est l’un des principaux leviers pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre et ralentir la perte de biodiversité », insiste-t-il pour 20 Minutes.

Le discours qu’il porte est-il pour autant efficace ? Oui, répond-il. « Je rencontre très souvent des personnes qui me disent avoir changé leur consommation suite à une émission ou à un de mes livres, alors qu’elles ne s’étaient pas du tout intéressées au sujet avant. »

Pour autant, Hugo Clément estime qu’il est important de ne pas entre dans une « course à la pureté écologique » pour n’exclure personne. « Il vaut mieux des millions de gens qui diminuent de manière important leurs achats de produits animaux que quelques milliers de vegan. »

Des injonctions « difficiles à encaisser »

Visiblement plus facile à dire qu’à faire. D’autant plus en 2023 avec une inflation galopante et des scandales politiques à répétition qui accroissent une fracture sociale ressentie par la population.

Les injonctions – qui s’ajoutent au pas trop gras, sucré ou salé et aux cinq fruits et légumes par jour – sont alors « difficiles à encaisser », selon la journaliste et autrice Nora Bouazzouni. « On a l’impression que les riches ont le droit de faire ce qu’ils veulent en terme alimentaire et de consommation, on le voit par exemple avec l’utilisation de jets privés ou le scandale des homards géants de François de Rugy. Il y a d’un côté une classe dominante qui fait des excès alimentaires et à qui on ne cherche pas de noises et de l’autre, la classe laborieuse à qui on demande de se priver de tout. »

D’autant que derrière l’alimentation se cachent des questions identitaires, culturelles, traditionnelles et parfois même religieuses. La France se résume pour certains à un steak de viande et un verre de vin, un enjeu patrimonial. Pour les médias, difficile de ne pas tomber dans la culpabilisation du public.

Cyberharcèlement et précautions

Les remarques misogynes reçues par Tatiana Silva n’étonnent pas Nora Bouazzouni, surtout lorsque c’est une femme qui se risque à parler viande. « On a déjà vu ce genre de réactions avec Sandrine Rousseau quand elle a dit que les barbecues étaient un symbole de virilisme », rappelle-t-elle. Car manger de la viande est aussi une réaffirmation du statut de l’homme comme le dominateur de la chaîne alimentaire, selon la journaliste qui confie avoir elle-même déjà subi des vagues de cyberharcèlement en s’exprimant sur le sujet.

Après plusieurs années à militer sur le sujet, les messages de haine que reçoit Hugo Clément sont marginaux. Il dit néanmoins éviter « un ton péremptoire et un discours trop injonctif » pour s’en prémunir. « Il faut surtout mettre l’action sur les chiffres, les images, et les explications scientifiques de l’impact de l’élevage sur l’environnement et sur nous. »

Du côté de la tour TF1, on préfère désormais cloisonner ce sujet aux tranches d’information car ils touchent à l’économie, à certaines professions… La chaîne insiste sur l’intérêt du contradictoire en matière de viande.

« Nous n’aurons pas le choix »

Pourtant si Tatiana Silva a dû essuyer de nombreuses critiques, son initiative a aussi été saluée. Notamment par le collectif Quota Climat qui a « félicité chaudement Tatiana Silva de cette initiative salutaire », tandis qu’il épingle régulièrement les médias pour leur mauvais traitement des sujets climatiques.

Hugo Clément ressent un fossé de plus en plus profond entre les attentes des citoyens à ce sujet et « l’inaction des responsables politiques ». « Je pense cependant que ces blocages sont en train de sauter et que le sujet est de plus en plus légitime. […] De toute manière, si on veut éviter l’effondrement écologique, nous n’aurons pas le choix. »

« L’objectif est louable », confirme Nora Bouazzouni. Elle invite toutefois à « réfléchir à la façon dont on produit les discours et comment ça va être reçu par les gens ». Car, à côté des pratiques des citoyens et citoyennes qui évoluent, aucune politique ne semble faire bouger le système. « On a l’impression que, quoi qu’on fasse, tant que les politiques n’ont pas pris de décision, nos pratiques individuelles n’ont pas d’impact. »

« Ça progresse »

Interpeller le politique passe-t-il alors forcément par une prise de conscience populaire en amont ? Difficile à dire. Cela prouve en tout cas que la viande reste un mets à manier avec délicatesse.

Mais cela progresse selon Hugo Clément. « On parle de plus en plus de ces sujets à la télé, à la radio, dans la presse… Pas encore autant qu’il le faudrait, mais ça progresse. Le fait même que vous écriviez cet article est révélateur », conclut-il. Reste à trouver la bonne recette pour que le sujet ne reste en travers de la gorge de personne.