« Juré n°2 » : Pourquoi le dernier Clint Eastwood est snobé aux Etats-Unis mais soutenu en France ?
N’y aurait-il pas de justice pour Clint Eastwood réalisateur ? Juré n°2, le dernier film en date du cinéaste états-unien de 94 ans est sorti en France mercredi. Exploité sur 448 écrans, il a enregistré, en cinq jours, un peu plus de 385.000 entrées, soit 3.1 millions de dollars de recettes. Si l’on ajoute les cinq autres territoires (Espagne, Royaume-Uni…) hors Etats-Unis, où le long métrage est à l’affiche, les recettes engrangées atteignent les 5 millions de dollars.
La très scrutée première séance du mercredi matin à l’UGC des Halles à Paris, considérée comme un indicateur fiable sur la réussite commerciale d’une œuvre, indiquait que 122 billets avaient été vendus pour la projection de Juré n°2, contre 101 – qui demeure un très bon score – pour la Palme d’or Anora, bien plus médiatisée.
Aux Etats-Unis, c’est une tout autre dynamique. Sorti vendredi sur seulement (!) 35 écrans, il n’a récolté que 90.000 dollars au box-office, indiquait mardi le site Ecran Large. « Au départ, la Warner ne voulait pas du tout sortir le film en salle là-bas. Elle s’y est tout de même résolue après que Juré n°2 a fait la clôture, fin octobre, du Festival de l’American Film Institute (AFI), ce qui est très prestigieux, souligne auprès de 20 Minutes le critique Philippe Rouyer, codirecteur de la revue Positif. L’idée était surtout de le mettre en ligne sur les plateformes. »
« Le système a laissé tomber Clint Eastwood »
« L’information n’est pas confirmée mais, effectivement, les médias spécialisés nord-américains avancent qu’il s’agit d’une sortie technique pour permettre au film de concourir aux Oscars, mais que le studio mise surtout sur une exploitation en streaming sur Max où il arriverait d’ici aux fêtes de fin d’année », nous précise Damien Choppin, rédacteur en chef adjoint d’Ecran Total.
« Le système a laissé tomber Clint Eastwood », écrit Bilge Ebiri, critique au magazine New York et pour le site Vulture. Et de poursuivre : « Malgré sa stature emblématique, [ce réalisateur] est l’un des rares cinéastes majeurs à réaliser des drames pour adultes financés par des studios. Aux yeux d’un directeur de studio d’aujourd’hui, il doit apparaître comme un bug dans la matrice – non pas un artiste à protéger, mais une erreur à corriger. »
« A Hollywood, vous valez les scores de vos derniers films »
« Les Américains pensent que, à 94 ans, Clint Eastwood est grillé, qu’il fait un cinéma poussiéreux, pas dans l’air du temps », résume Caroline Vié, journaliste cinéma à 20 Minutes. Juré n°2, film de procès, réflexion sur la culpabilité, de la justice et de la vérité, n’aide pas à contrecarrer ce préjugé. « A Hollywood, vous valez les scores de vos derniers films, explique, de son côté, Philippe Rouyer. Si votre dernier succès date d’il y a dix ans, on considère que la roue a tourné. »
Effectivement, le dernier gros carton à l’international pour Eastwood remonte à American Sniper en 2015, avec 547 millions de recettes dans les salles – dont 350 millions aux Etats-Unis et 21.2 millions en France. Cry Macho, en 2021, a été un flop, même en France où il a fait à peine 200.000 entrées. Au box-office états-unien, il a récolté 10,3 millions de dollars de recettes pour un budget s’élevant à 33 millions. Autrement dit, il n’a pas fait les bonnes affaires de la Warner – et les huiles du studio n’auraient pas digéré cette perte.
Clint n’est plus prophète en son pays. « Aux Etats-Unis, avec les plateformes et la chronologie des médias bien différente de la nôtre, le public plutôt âgé, très cinéphile, tourné vers les films d’auteur n’existe plus forcément », affirme Damien Choppin. Du moins, les studios ne misent pas sur ce marché et privilégient des cibles plus jeunes, ados en tête.
« La France est le premier pays à l’avoir considéré comme un auteur »
Il reste cependant à Eastwood la fidélité de la France, le seul territoire (avec le Japon), où il bénéficie d’une aura particulièrement solide, même si tous ses films ne rencontrent pas le succès public et/ou critique. « Il est historiquement très aimé ici, alors que d’autres pays trouvent son cinéma réactionnaire ou le dévaluent. La France a été la première à le considérer comme un auteur. Il a mis d’accord aussi bien Les Cahiers du cinéma que Positif [les deux revues cinéphiles de référence avec leurs chapelles généralement distinctes] et il est très populaire auprès du grand public comme en témoignent les chiffres d’audience lorsque ses films sont diffusés à la télévision », souligne Philippe Rouyer.
Faire de Clint Eastwood un pestiféré du cinéma états-unien serait cependant exagéré. Les critiques de Juré n°2 aux Etats-Unis sont très majoritairement positives. Le New Yorker le qualifie de « thriller vif et engageant ». « On ne peut pas reprocher à Eastwood de se reposer sur ses lauriers. Certains artistes ayant la moitié de son âge n’auraient pas les capacités de rendre un cinéma « roman de gare » aussi intrigant », salue Rolling Stones. Du côté de Chicago, le site Third Coast Review va peut-être un peu vite en besogne en pensant qu’il s’agit de l’ultime film du réalisateur mais note qu’il fait figure de « solide point final pour une carrière digne passée derrière la caméra ».
Dans la course aux Oscars, mais avec peu de souffle
Cet accueil enthousiaste aurait, selon Fandom Wire, convaincu la Warner de se lancer dans « une petite campagne » pour obtenir des nominations aux Oscars. « Cela ne veut pas dire grand-chose. Les Oscars, cela ne marche que si les votants regardent les films », rappelle Caroline Vié.
Lauréat du trophée du meilleur réalisateur en 1993 pour Impitoyable et 2005 pour Million Dollar Baby, la dernière nomination de Clint Eastwood dans cette catégorie remonte à 2007 avec Lettres d’Iwo Jima. « Ce n’est plus une question de talent, mais ils se disent peut-être qu’il a fait son temps et n’iront pas le chercher à 94 balais », estime la journaliste cinéma de 20 Minutes. Dans la course à la statuette, ce bon vieux Clint semble déjà condamné sans avoir pu plaider sa cause.