Journée mondiale du livre : Comment « Le Petit Prince » a-t-il réussi à devenir le livre le plus lu et traduit au monde ?

Plus de 200 millions d’exemplaires vendus dans le monde, dans 600 langues et dialectes, à travers 1.300 éditions différentes… Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, publié en 1943 aux États-Unis et en 1946 en France, est le livre non-religieux le plus lu et le plus connu au monde. Mais pourquoi ? Comment expliquer ce succès planétaire qui perdure ? Que révèle ce succès de notre société ?
À l’occasion de la journée mondiale du livre, Alban Cerisier, éditeur et spécialiste du Petit Prince est revenu pour 20 Minutes sur cette œuvre « universelle » et « intergénérationnelle ».
Comment expliquer le succès de ce conte pour enfants (et adultes) ?
C’est toujours compliqué d’expliquer un succès de cette portée-là, d’un tel phénomène aussi durable qui ne s’est jamais démenti. C’est un cas suffisamment extraordinaire pour ne pas répondre à cette question avec une raison simple et évidente. Selon moi, une des explications réside dans le texte et sa densité émotionnelle. Lorsqu’on lit Le Petit Prince, il y a une portée émotionnelle immédiate et universelle.
C’est un livre qui parle tout de suite aux cœurs des hommes et des femmes. Pourquoi ? Parce qu’il est porteur de vérités sur eux-mêmes et sur leur présence au monde. Et ça, avec une certaine économie de moyens, c’est-à-dire, avec une langue très simple, très pure, une histoire très simple et un décor très simple. Mais aussi avec deux moyens de transmettre : le texte et l’image. Ces éléments sont d’Antoine de Saint-Exupéry, ce qui est rarissime à l’époque. Ce double registre contribue à cette charge émotionnelle que porte le livre et au fait qu’il soit un ouvrage de transmission. Les gens qui le lisent trouvent certaines raisons d’espérer pour eux-mêmes mais ils y trouvent aussi quelque chose à transmettre aux générations plus jeunes.
C’est pour ça qu’on aime l’offrir, on se dit que ce livre servira plus tard, lorsque les enfants auront fait l’expérience de la tristesse, de la disparition, de la mort des êtres aimés. C’est comme une promesse de consolation à venir. On dit que c’est un conte pour enfants mais l’histoire parle aussi aux adultes. Et le fait qu’il soit intergénérationnel fait partie des raisons de son succès.
Le succès du Petit Prince a-t-il commencé dès sa sortie ?
Oui. En France, il a d’abord été distribué en 10.000 exemplaires avant d’être réimprimé dès l’année suivante. Mais je dirai qu’il y a eu un moment clé, dans les années 1950, quand l’acteur Gérard Philippe a lu le livre en incarnant le narrateur. Cette lecture enregistrée de la « grande star » du cinéma français d’époque a été un facteur de diffusion très large. Les ventes sont devenues de plus en plus importantes et régulières à partir de ce moment-là. Le passage en poche a été aussi un autre passage clé, d’un point de vue éditorial et toujours en France. Cette nouvelle édition a eu un effet multiplicateur des ventes.
Et puis, il y a l’effet de l’activité de traduction, qui a commencé très tôt, partout à l’étranger. La double publication en anglais et en français y a aidé d’une certaine façon. L’ouvrage a petit à petit essaimé dans le monde, avec, d’abord des langues les plus parlées et désormais, avec des dialectes rarement employés. Toutes ces traductions prouvent, selon moi, l’universalité du texte.
Pourtant, certains le trouvent « gnangnans » comme l’avait confié Raphaël Enthoven…
Alors, oui, Raphaël Enthoven estime que c’est un livre « gnangnans » qui rabâche ce qu’ont dit les philosophes 50 fois. Et il a raison. En fait, nul n’est tenu de savoir livre les grands textes des philosophes. Avec Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry fait de la philosophie clandestine, il fait passer des vérités humaines, très puissantes, très débattables, très défendables avec une histoire, des images et des émotions. Ce que le Raphaël Enthoven considère comme nul et non avenu. Je ne suis pas d’accord avec lui, car à ce compte-là, on mettrait beaucoup de livres à la poubelle. Si on enlève tous ceux avec ce que Platon a déjà dit, ça ferait beaucoup de livres en moins dans nos bibliothèques.
Aux critiques de niaiseries, je rappellerai que ce livre tient sa vérité de l’expérience de son auteur. Les vérités de tristesse, de consolation, posées par des images de constellations, de désert, Saint-Exupéry est allé les trouver au bout du monde. Et ça, ça apporte un crédit de sincérité qui est extrêmement puissant. Et il le dit sans être philosophe, mais en tant que poète et écrivain.
La particularité très forte de ce livre est qu’il traverse les époques, les âges et les zones géographiques. S’il est recevable dans toutes les langues, il dit quelque chose qui dépasse les blocages culturels de l’espèce humaine. C’est indéniable.
Le succès du livre était-il prévisible ?
On pouvait le soupçonner un petit peu quand même. Aux Etats-Unis, il a été publié en 1943, juste avant qu’Antoine de Saint-Exupéry reprenne son activité de militaire en Afrique du Nord. A cette époque, il était l’un des auteurs les plus connus aux Etats-Unis. En France, il était un auteur à très grand succès, de haut niveau, ayant reçu plusieurs récompenses.
Notre dossier sur Le Petit Prince
En France, le livre a été publié à titre posthume, en 1946, un an et demi après sa mort. Pour les Français, c’est alors une œuvre qui a une valeur de testament d’un homme, qui a disparu qui s’est battu pour le pays, qui a contribué à la libération du territoire. Donc quand l’éditeur Gaston Gallimard demande son impression, il a de grandes exigences, parce qu’il sait que c’est un livre important qui à vocation à toucher un public large. Il a perçu avec un potentiel de ventes larges. Et finalement, s’il y a un livre qui a trouvé son public, c’est bien celui-là.
Et Saint-Exupéry a conçu le livre dans cet esprit-là. Pas dans une optique de se faire de l’argent, mais il avait un objectif d’effet maximum parce qu’il pense à ce moment-là que son époque est perdue, que le monde est déboussolé, que les Hommes ont perdu le sens de la vie et ce qui fait l’humanité. Donc il veut faire de ce livre, un livre de vie, de consolation, un livre qui console des pleurs, et à très grande échelle, c’est certain.
Et que révèle ce succès de notre société aujourd’hui ?
Cela veut dire que les Hommes n’en ont pas fini avec leur condition, qu’ils n’en ont pas fini de se parler à eux-mêmes. Antoine de Saint-Exupéry s’est efforcé de ne pas rendre le livre dépendant d’une époque, pour que l’histoire ne soit pas dépendante d’un temps, car il le voulait comme un livre de transmission. Il aurait donc très surpris, mais très heureux, de voir ce qu’est devenu son texte. Il aurait cependant été vigilant à ce que le message initial de son texte ne se perde pas, ce qui peut être un risque avec un tel succès.