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« Je n’ai jamais eu l’intention de jouer en solo », confie Jean-Claude Naimro, qui monte sur scène sans Kassav’

Vous ne connaissez pas forcément tout leur répertoire, mais vous avez déjà entendu parler du groupe Kassav’. Mais oui, les interprètes de Zouk la sé mel médikaman nou ni, sur laquelle vous avez forcément dansé un jour dans votre vie. Il y avait Patrick Saint-Eloi, Jacob Desvarieux, Jean-Philippe Mathély, Jocelyne Béroard, Georges Décimus et le discret Jean-Claude Naimro.

Arrivé aux claviers en remplacement dans le groupe mythique antillais en 1981 lors de l’enregistrement de leur troisième album, Kassav’ n°3, il est devenu l’un de ses membres emblématiques. « Je compare souvent les groupes musicaux à une équipe de football. Quand on est entraîneur et qu’on a une star, il faut trouver les bons éléments pour jouer avec lui, aussi bien  »footballistiquement » qu’humainement parlant. Dans un groupe, c’est exactement pareil. », philosophe l’artiste originaire de la Martinique.

Fort de cinquante ans de carrière, le pianiste, auteur, compositeur et interprète a aussi écrit des mélodies pour de nombreux artistes et accompagné des pointures musicales en studio ou sur scène comme Gene Page, arrangeur de Barry White, Céline Dion, Miriam Makeba ou encore Michel Fugain. Il est même parti en tournée mondiale avec l’artiste britannique Peter Gabriel entre 1993 et 1994. 

A 71 ans, il s’est lancé dans une nouvelle expérience musicale : réaliser sa première tournée solo, malgré huit albums solos à son actif. Une aventure qui n’est pas de tout repos pour ce féru de musiques antillaise, de jazz, classique et sud-américaine. A deux jours de sa grande scène parisienne au Trianon, il nous a reçus dans son appartement parisien pour retracer notamment sa carrière, la préparation de sa tournée, et parler de la future tournée hommage de Kassav’ à son cofondateur disparu lors de la pandémie de Covid-19, Jacob Desvarieux, qui débute en mai prochain.

Après un demi-siècle de carrière, vous vous êtes lancé dans vos premières scènes solos, alors que votre premier album date de 1985. Quel a été votre déclic ?

Je n’ai jamais eu l’intention de faire une scène en solo. J’avais ma petite place au chaud dans Kassav’ et ça ne me plaisait pas plus que ça de me mettre en avant. Mais mes proches m’ont convaincu de me lancer, en me disant « tu as assez de titres pour faire un concert tout seul ». Je savais que ça n’aurait pas été une partie de plaisir et j’en ai eu la preuve après les deux dates en Martinique, mais ça me permet d’avoir une expérience de plus dans ma carrière. J’essaie de prendre ça avec philosophie, et puis je verrai si j’ai l’envie et la force d’en faire plus que ça. 

Comme je disais à mon entourage, vous me voyez comme ça, mais j’ai quand même un certain âge. Et il n’y en a pas beaucoup qui montent sur scène deux heures à mon âge. Sans compter qu’il ne s’agit pas seulement pas de chanter : je dois aussi me souvenir de mes textes. On n’a plus la même mémoire à cet âge-là. Il faut aussi que je soigne mon look, m’occupe des répétitions, de mes musiciens et de leur look. Comme je n’ai pas spécialement d’assistant, je fais tout moi-même donc c’est compliqué. Mais bon, je prends les choses avec du recul en gardant en tête : « Fais ton expérience, vois dans l’avenir si tu continues ou pas. »

Ça fait quoi de faire partie du même groupe depuis quarante ans ?

Kassav’, c’est devenu ma famille, ma seconde famille. Je pense que j’ai passé plus de temps avec eux qu’avec ma propre famille. On a passé vraiment quarante ans à sillonner le monde entier, sans vraiment arrêter. Les rares fois durant lesquelles on arrêtait, c’était pour préparer un album. Et préparer un album, ça veut dire que tu es tous les jours en studio jusqu’à 4 heures du matin, en train de peaufiner les titres. C’est une vraie famille, ce n’est pas juste un mot comme ça.

En 1996, vous avez sorti l’album Digital Dread, aujourd’hui vous êtes en tournée dans le cadre du « Digital Tour ». Y a-t-il lien entre les deux ?

Oui. Il y a plus qu’un lien. Digital Dread, c’était un album dans lequel j’avais voulu mélanger deux choses. D’une part, les générations : il y avait des artistes âgés de 20 à 50-60 ans. D’autre part, je voulais aussi mélanger les styles de musique. De plus, j’avais mélangé les interprètes. Chaque morceau était interprété par un chanteur ou une chanteuse, c’est peut-être ce qui explique que l’album n’a pas fonctionné, car à l’époque, les radios s’emparaient d’un titre pour en faire la promotion. Quand une dizaine de radios passe dix titres avec des chanteurs différents, les auditeurs ne savent pas forcément qu’ils sont issus du même album. C’était une expérience que je voulais faire. Je n’aime pas trop faire comme les autres. Mais j’en suis quand même satisfait parce qu’il y a des titres comme Bèl pawòl pou an fanm qui a été un tube. 

Près de trente ans plus tard, je reviens sur cette idée pour concevoir le concert de cette manière, en mélangeant les générations et les interprètes. J’ai cinq invités qui ne sont pas de la même génération. Il y a la fille de Jean-Philippe Marthély [également membre de Kassav’], Cindy, Gregz [ex-chanteur du groupe Trade Union] qui est un peu plus âgé, Tony Chasseur, Ralph Thamar, Jocelyne Béroard et moi. Je voulais aussi mélanger les styles, parce que je n’ai pas fait que du zouk dans ma vie et je souhaitais montrer tout ce que j’ai eu la chance de faire en cinquante ans.

Justement, vous avez accompagné des artistes comme Manu Dibango, Eddy Mitchell ou encore Peter Gabriel… A quoi peut-on donc s’attendre sur scène ce samedi ?

J’ai appris beaucoup auprès de ces personnalités. Certaines, comme Henri Guédon [qui faisait de la salsa] ou Manu Dibango, m’ont apporté du swing, de l’expérience dans mon bagage musical et rythmique. D’autres, comme Peter Gabriel, m’ont apporté plus que de la musique. A ses côtés, j’ai aussi vu comment se déroule la tournée mondiale d’une grande star, vu le côté star-system. Quand on a travaillé avec tous ces gens-là, on est plus à même de mettre en œuvre son propre spectacle. Ce sont les expériences de toute une vie qui me permettent aujourd’hui de faire le moins d’erreurs possibles.

Vous êtes très exigeants dans vos compositions, Jocelyne Béroard le dit d’ailleurs dans son livre, Loin de l’amer. Est-ce que c’est difficile pour vous d’écrire pour les autres et les voir interpréter un morceau que vous avez conçu ?

Très bonne question. Quand on compose, bien souvent, on peut partir sur une idée et puis au fil du temps, le morceau peut prendre une autre tournure. Enfin, ça dépend. Soit la personne au départ a une idée vers laquelle elle veut aller. Je prends le cas de Ralph Thamar, j’ai composé une mazurka pour lui. Je m’inspire plus de la voix et de la manière dont il interprète ses titres pour me projeter sur le titre que je vais composer. Soit, je compose un titre qui n’est au départ pour personne et ensuite je réfléchis à qui l’attribuer. 

C’est comme ça par exemple que quand j’ai composé le titre S.O.S Mémé. Une fois qu’il était fait, je le suis demandé qui pourrait l’interpréter et je l’ai proposé à Edith Lefel qui en a écrit le texte. Même dans Kassav’, quand on avait décidé de faire un album, je commence par composer ce qui me vient en tête, sans savoir qui va chanter quoi. Je compose et si c’est une ballade, je sais qu’elle ira plutôt à Patrick [Saint-Eloi, décédé en 2010] qui va plus interpréter un zouk love. Si c’est un titre avec un tempo plus élevé, je sais que ce sera Jacob ou moi. Il faut que le titre aille aussi à la personne.

Parfois, on fait un titre qui ne correspond pas à l’interprète auquel vous aviez pensé, soit parce que le chanteur ne le sent pas ou qu’il n’interprète pas la mélodie comme on le pense, donc vous le proposez à quelqu’un d’autre. Il m’est arrivé une fois de faire un titre – j’avais complètement oublié cette anecdote – pour un album de Kassav’. Et quand je l’ai fait écouter aux autres, ils m’ont dit que ça ne ressemble pas au groupe. Dans un premier temps, c’est assez vexant parce que vous êtes persuadés que vous avez fait le tube du siècle et on vous répond que bof, ce n’est pas terrible. Eh bien, ce titre-là, il a atterri à La Compagnie Créole. Ce sont les hasards de la vie. Est-ce qu’on aurait pensé par exemple que Kolé Séré, quand je l’ai composé, allait être chanté par Philippe Lavil ? Un titre, ça vit du début jusqu’au mixage final. Et rien ne vient présager de comment il sera à la fin.

Un documentaire est en cours de réalisation sur votre carrière, comment avance-t-il ?

En ce moment, on recherche les fonds, des aides et les sponsors. C’est compliqué de trouver le budget. Tout est déjà écrit en grande partie avec le réalisateur Miguel Octave. On aimerait aborder quatre volets : d’abord ma naissance à Saint-Pierre, et ma jeunesse et mon adolescence en Martinique. Il mettra ainsi en valeur mon île. Puis Paris où a commencé ma carrière en tant que musicien professionnel. Ensuite on veut aller tourner à Londres, parce que c’est là que vit Peter Gabriel. 

Comme je suis aussi un passionné de Formule 1, on aimerait avoir Lewis Hamilton. On a les contacts avec son managering, mais il y a une chance sur 1.000 que l’occasion se présente. Enfin, le dernier volet serait sur le Cameroun. J’ai beaucoup été considéré comme un Camerounais puisque j’ai bossé avec pratiquement tous les artistes camerounais avant Kassav’. J’espère qu’en 2023-2024, il verra le jour. Pierre-Edouard [Décimus] vient de réaliser le sien. Il est très beau. J’avoue que ça m’a donné encore plus envie.

Vous avez annoncé les premières dates de la « tournée Kassav’ hommage à Jacob Desvarieux ». Comment l’appréhendez-vous ?

Pour le moment, je n’ai pas eu trop le temps de me poser la question, car je suis en plein dans mes concerts. Maintenant, dès que le 18 [ce samedi soir] sera passé, je vais me focaliser sur la première date qu’on va donner à Sainte-Lucie, sur le répertoire, la manière dont on va rendre hommage à Jacob. Je ne peux pas mener deux batailles en même temps. D’autant plus que les choses sont compliquées, car il faut qu’on trouve un guitariste, qu’on sache comment va la santé de Pipo [Jean-Philippe Marthély] pour savoir s’il va faire partie du concert ou pas. Ce sont beaucoup de questionnements qu’on aura à résoudre d’ici le mois de mai.

La scène, les tournées, les hommages… Vous vous voyez faire ça encore longtemps ?

La vie nous a montré que de toute façon, quoi qu’on décide, les choses ne se passent jamais comme on veut. Est-ce qu’on savait il y a deux ans, Jacob allait partir ? Que Pipo allait être malade ? Je crois qu’il ne faut pas trop se projeter sur l’avenir à nos âges. Il faut prendre les choses les unes et après les autres et se dire que ce n’est que du bonheur quand on ajoute une petite cerise sur le gâteau.

Vous n’avez pas d’autres envies ? Les sports mécaniques, par exemple…

Oui, je suis pratiquement à la retraite. J’ai déjà été au Grand Prix d’Abu Dhabi, il y a quelques années. Ça m’avait fait le plus grand bien. J’avoue que c’est plus qu’un passe-temps, je suis vraiment un fan de F1. Je ne me suis jamais vu comme un musicien 24h/24h. Plus je vieillis, moins j’ai envie de faire de la musique et plus j’ai envie de m’éclater ailleurs. Bon, c’est un peu tard pour les sports automobiles. (Rires) 

Je suis aussi un grand passionné de cuisine. J’ai eu la chance pendant quarante ans de Kassav’ de visiter tellement de pays. Chaque fois que j’allais dans un pays, j’ai toujours eu l’envie de prendre des recettes, de les noter et d’essayer de les refaire à Paris. J’ai tout un bouquin dans lequel j’ai noté une cinquantaine de recettes comme le ndolé du Cameroun,le rougail de La Réunion. La cuisine me permet de m’évader de la musique, ça m’apaise beaucoup.