France

Interdire les casseroles, une atteinte à la liberté d’expression ?

Pas de casseroles dans le périmètre de visite d’Emmanuel Macron ? Un arrêté interdisant « les dispositifs sonores amplificateurs de son » a été publié par le préfet du Loir-et-Cher dans la soirée du 24 avril. En déplacement à Vendôme ce mardi 25 avril avec le ministre de la Santé, le président de la République doit échanger en début d’après-midi avec le personnel d’une maison de santé sur les problématiques d’accès au soin.

C’est un nouvel arrêté qui s’appuie sur les lois antiterroristes, après celui publié par la préfecture de l’Hérault le 19 avril, interdisant les « dispositifs sonores portatifs ». La petite musique des casseroles ne plaît décidément pas au chef de l’Etat. Dans une interview au Parisien le 23 avril, il a estimé que « des gens qui sont là uniquement pour couvrir votre voix, voire vous jeter des choses, ce n’est plus de la contestation, cela s’appelle de l’incivisme ».

Une mesure « qui frise le ridicule »

Utiliser des instruments bruyants pour protester, « ça fait pourtant partie de l’histoire des manifestations, s’indigne Patrick Baudouin, président de la Ligue des droits de l’Homme (LDH). On peut porter un sifflet, utiliser une casserole, ça reste quelque chose qui ne semble pas mériter un arrêté d’interdiction », souligne-t-il, estimant cette mesure « absurde » et « frisant le ridicule ». Il y voit une volonté de réprimer le droit de manifester,  « qui peut aussi avoir un aspect sonore ».

L’arrêté de l’Hérault a été pris « opportunément au moment où la contestation prenait cette direction, l’idée de faire du bruit au moment des passages des membres du gouvernement et du président, indique Thibaut Spriet, secrétaire national du Syndicat de la magistrature. L’idée, c’est d’interdire un mode d’expression, qui en est un », souligne-t-il. Le 21 avril, la préfecture de l’Hérault s’est défendue d’avoir voulu interdire les casseroles, arguant que ce sont les forces de l’ordre qui l’ont interprété de la sorte…

Des lois antiterroristes utilisées dans le cadre du maintien de l’ordre

Mais dans ces deux arrêtés, un point est particulièrement préoccupant pour nos interlocuteurs, la LDH, le Syndicat de la magistrature et la juriste Eugénie Mérieau : les lois antiterroristes sont ici utilisées dans le cadre du maintien de l’ordre. Les deux arrêtés se basent notamment sur l’article L226-1 du code de Sécurité intérieure, une création de la loi dite Silt, de sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme de 2017, qui devait être temporaire et a été pérennisée par la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement.

« Quatre mesures extrêmement lourdes ont été pérennisées, dont le périmètre de protection, utilisé aujourd’hui, souligne Eugénie Mérieau, maîtresse de conférences en droit public à l’université Paris 1 – Panthéon Sorbonne. C’est très préoccupant qu’une de ces quatre mesures soit utilisée dans le cadre du maintien de l’ordre alors qu’il n’y a pas de menace terroriste. »

Elle ajoute que l’alinéa 3 de cet article n’est pas repris dans les arrêtés. Il est pourtant important : il dispose que, pour les périmètres de protection, l’arrêté doit définir le périmètre, et que son étendue et sa durée doivent être adaptées et proportionnées aux nécessités que font apparaître les circonstances. « C’est ce qu’on appelle en droit le test de proportionnalité : la mesure doit être nécessaire, elle doit être en adéquation avec le but poursuivi et elle doit être proportionnée, rappelle-t-elle. Ici, le test de proportionnalité soulève des questions : est-ce que l’instauration du périmètre de protection est nécessaire, adaptée et proportionnée au but de maintien de l’ordre ? Le premier problème, c’est un défaut de proportionnalité », analyse-t-elle.

Des motivations « vagues »

Le deuxième, c’est celui de la motivation. Dans les deux arrêtés, les motivations sont « très vagues », commente-t-elle. Dans l’arrêté de l’Hérault, les mesures sont justifiées par les « attentats ou tentatives d’attentats récents en France [qui] traduisent un niveau maximal de menace terroriste », complété par la présence du président qui « constitue une cible extrêmement forte compte tenu du contexte social actuel ». « Là, deux menaces sont amalgamées : la menace terroriste, qui est l’objet de la loi et la menace de manifestations, de liberté d’expression, qui elle n’a aucun rapport avec la menace terroriste, et qui n’est pas une menace », poursuit la juriste. Le deuxième arrêté ne fait plus référence au contexte social, mais utilise une motivation « encore plus vague » sur la prévention d’un acte terroriste et la cible symbolique que constitue le président de la République.

« Les interdictions pour maintenir l’ordre doivent être motivées et les justifications de type général non circonstanciées sont généralement considérées comme illégales par le juge administratif », indique Eugénie Mérieau. Un recours d’urgence en référé liberté contre le premier arrêté avait été mené par l’Association de défense des libertés constitutionnelles (Adelico), mais le juge n’a pas eu le temps de statuer avant la visite du président car l’arrêté a été publié trop tardivement, indiquait le professeur de droit public et membre de l’Adelico, Serge Slama sur Twitter. Un recours contre l’arrêté du préfet du Loir-et-Cher a aussi été déposé par plusieurs associations et le Syndicat de la magistrature ce 25 avril.

« Le principe même de la liberté d’expression, c’est d’être incivil »

Ces arrêtés sont pour Eugénie Mérieau une « entrave à la liberté de manifester et à la liberté d’expression », principe posé par la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’arrêt Handyside en 1976.

« La Cour rappelle que la liberté d’expression vaut non seulement pour la diffusion des idées considérées comme inoffensives, mais surtout pour les idées qui heurtent, choquent, inquiètent les pouvoirs publics, pointe-t-elle. Le principe même de la liberté d’expression, c’est d’être incivil comme dit Emmanuel Macron, c’est de s’exercer de cette manière-là. Les propos du chef de l’Etat et les mesures prises par les préfets sont préoccupants et marquent le tournant illibéral que prend le gouvernement actuel », critique-t-elle.