Guerre en Ukraine : « Une simple réponse à mes étudiants me mettait en danger »… Comment Dmitri a quitté la Russie
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«En Russie, parler aux autres peut s’avérer dangereux. » Mais ici, au cœur de l’Espace Libertés | Reforum Space Paris, un lieu antiguerre en Ukraine créé dans la capitale française pour les exilés russes comme lui, Dmitri* se sent libre de parler. Au point que notre entretien devra être interrompu par deux membres du centre qui, à plus de 21h30, aspirent à rentrer (enfin) chez eux. Il faut dire que le parcours du jeune homme de 33 ans est passionnant : en moins de deux ans, le chercheur en chimie organique a traversé cinq pays.
D’une voix calme, profonde, et dans un anglais impeccable, Dmitri se replonge dans ses souvenirs qui l’ont amené d’une vie d’universitaire au cœur de Moscou à des mois d’illégalité en Turquie. Comme Marina, la guerre en Ukraine a fait office de déclencheur pour Dmitri et son mari. « Il nous a fallu plusieurs mois pour simplement réaliser ce qu’il se passait. On était démoralisés, choqués, paralysés », se souvient-il. « Je me demandais : « Mais comment je vais faire pour ne pas être associé à ces crimes ? » J’avais peur que plus personne n’accepte de nous accueillir. Tu n’as pas de pouvoir, d’influence sur ce qu’il se passe. Tu es écrasé par ton impuissance », souffle le jeune homme en tordant ses doigts couverts de bagues argentées.
Le « sursaut » de la menace
Son mari Andrey* étant un activiste, Dmitri a toujours su qu’ils couraient un risque en Russie. « Plusieurs de nos amis ont vu leurs logements fouillés par la police politique [le FSB] et on savait qu’ils avaient un dossier sur Andrey […] Tu ne sais jamais si tu vas en payer les conséquences, mais tu sais que tu peux être arrêté. Tu es obligé de t’habituer à ce risque », explique-t-il. Dmitri ambitionnait depuis des années de quitter un jour la Russie pour sa carrière. Mais jusque-là, rien ne l’avait vraiment décidé à abandonner son pays natal, malgré la doctrine anti-LGBT du Kremlin. Pas même ce jour où un inconnu a tenté de mettre le feu à ses cheveux, car son mulet n’était pas une coupe assez « masculine » à son goût.
C’est une discussion avec son directeur de thèse qui finira par précipiter son départ, en septembre 2022. « Après l’annonce de la mobilisation, il m’a convoqué dans son bureau. Il m’a menacé de « conséquences inévitables » si je n’arrêtais pas immédiatement de dire aux élèves que j’étais opposé à la guerre en Ukraine », explique Dmitri, qui évoque un « sursaut ». « J’ai réalisé que le simple fait de répondre aux questions de mes étudiants me mettait en danger. C’était un mercredi, dès le samedi, on préparait notre départ. »
« Être aussi invisible que possible »
Le couple a fui direction le Kazakhstan, une destination transfrontalière où un passeport russe offre une entrée sans autre formalité. En seulement deux mois, Dmitri et son mari se sont installés dans trois villes différentes. « On a essayé d’être aussi invisibles que possible », confie le chercheur. En décembre 2022, ils ont traversé la frontière et se sont rendus en Turquie. Là, ils ont bénéficié de trois mois de visa. Mais cette période est rapidement arrivée à expiration, sans qu’ils n’aient encore de réponse à leur demande en France. Pour gagner du temps et prolonger leur séjour de trois mois en Turquie, ils se sont rendus une journée en Arménie.
Malheureusement, à l’échéance de ce sursis, leur demande était restée lettre morte à Paris. « On a essayé de faire un recours auprès d’un tribunal local, mais notre demande a été rejetée. Alors on est resté illégalement parce qu’on n’avait nulle part où aller », se souvient le jeune homme. Pendant six mois, le couple a retenu son souffle. « On a eu beaucoup de chance, les occasions de se faire arrêter et déporter ont été nombreuses », soupire Dimitri en joignant les mains. « Un jour, la police est venue chez nous. On a fait les morts. J’entendais leurs talkies-walkies. J’ai réalisé que la seule barrière entre nous et la déportation, c’était notre porte d’entrée », se remémore-t-il.
De « terroriste » à « réfugié »
Et puis, après six mois « d’incertitude permanente », la réponse est enfin tombée : la France a accepté d’accueillir Dmitri et Andrey. Terrifiés à l’idée d’être arrêtés et déportés si près du but, ils se sont rendus à Istanbul pour récupérer leur visa français. « On faisait semblant d’être des touristes, on prenait des photographies dans l’espoir de ne pas être contrôlés », rit le jeune homme. Dmitri savait que leur avenir serait sombre s’ils étaient déportés en Russie. Dans son ancienne université, une « campagne de dénigrement » a suivi son départ. « Certains étudiants ont enregistré des collègues me traitant de terroriste, d’espion de l’étranger, de traître qui abandonnait son pays au pire moment », raconte-t-il en secouant la tête, atterré.
Les dernière infos sur la guerre en Ukraine
Heureusement, malgré des contrôles, le couple n’a pas été interpellé et est parvenu à embarquer pour un vol, direction Paris. Ici, les deux hommes ont enfin pu respirer : en juin 2024, la France leur a accordé le statut de réfugiés. Dmitri espère désormais obtenir un poste d’enseignant-chercheur dans une université française et est actuellement en discussion avec un laboratoire. D’un mouvement de la main, il montre l’Espace Libertés et ne peut s’empêcher de saluer cette précieuse « liberté d’association ». « J’espère que les Français l’apprécient. Je viens d’un endroit où on ne l’a pas. »
*Les prénoms ont été changés