Guerre en Ukraine : Polymarket transforme le front en tapis de jeu
Plus de 860.000 dollars américains ont déjà été misés sur Myrohrad, petite ville ukrainienne située dans l’oblast de Donetsk. Plus de 60 millions de dollars ont ainsi été pariés sur la probabilité d’un accord de cessez-le-feu entre l’Ukraine et la Russie en 2025.

«La Russie va-t-elle capturer Myrohrad avant le 15 janvier ? ». Plus de 860.000 dollars américains ont déjà été misés sur cette petite ville ukrainienne, située dans l’oblast de Donetsk. Cette localité, proche de Pokrovsk, porte un nom qui se traduit ironiquement par « ville de la paix ». Ces paris, qualifiés d’insensés, se retrouvent sur Polymarket, une plateforme en ligne de prédiction où les parieurs parient sur une multitude d’évènements variés. Des paris sur la mort du pape aux ruptures de célébrités, en passant par la guerre en Ukraine, les joueurs se basent sur l’actualité dans l’espoir d’augmenter leurs gains.
Bien que l’utilisation de Polymarket soit interdite dans de nombreux pays, dont la France, ces paris représentent une source de revenus considérable. Plus de 60 millions de dollars ont ainsi été misés sur la probabilité (ou non) d’un accord de cessez-le-feu entre l’Ukraine et la Russie en 2025. L’intérêt des internautes pour les mises liées au conflit est tel qu’à la fin novembre, l’outil de visualisation des paris Polyglobe a intégré une carte en temps réel du front. « La carte de guerre en Ukraine de DeepStateLive est désormais superposée directement au globe, en direct et synchronisée avec Polymarket », se réjouissait Pentagon Pizza Watch, à l’origine du projet Polyglobe, sur X.
Quand le front devient un terrain de jeu
Cette carte, montrant même la position de certaines troupes ukrainiennes et russes, a suscité une vague d’indignation en ligne. « De vraies personnes meurent, de vraies villes sont détruites. [Elles sont] réduites à des chiffres et des lignes sur un écran pour que vous puissiez… faire des paris ? », s’indignait un membre sur X après cette annonce. De nombreux observateurs ont dénoncé une « gamification » du conflit, où de véritables drames sont transformés en jeux d’argent et, ainsi, en divertissement pour ceux qui y participent.
« Cette mise à jour n’a pas été conçue pour transformer les conflits en jeux, glorifier la destruction ou banaliser la vie humaine », a défendu Pentagon Pizza Watch (PPW), responsable du projet Polyglobe de Polymarket. DeepState, dont la carte était utilisée par Polyglobe, a protesté contre une utilisation non autorisée de ses données, poussant l’interface à abandonner cette source.
Bien que Polyglobe ne s’appuie plus sur cet outil pour les mises à jour en temps réel, les données du front sont régulièrement actualisées via d’autres sources accessibles en ligne et demeurent extrêmement précises. Cela a pour but de permettre aux parieurs de parier sur la prise de villages, dans des offensives qui entraînent la mort de nombreux combattants ukrainiens. « Les soldats sur le front en Ukraine sont au courant de ce qui se passe [avec Polymarket] et ils sont bouleversés », témoignait le journaliste Matthew Gault sur NPR mi-décembre.
Prendre la température des évènements
Créé en 2020 par l’Américain Shayne Coplan, alors âgé de 24 ans, Polymarket fonctionne comme un site de pari classique : les utilisateurs empochent des gains financiers si leurs prévisions se révèlent exactes. « La mission de Polymarket est de servir de source d’information alternative, en s’appuyant sur l’intelligence collective pour obtenir des prévisions en temps réel et impartiales sur les sujets les plus importants », expliquait le site à NBC News en juillet 2023. Contacté par 20 Minutes, le site, qui se présente comme un contrepoids à la « désinformation » et au « journalisme sensationnaliste », n’a pas encore répondu à nos sollicitations.
« Les gens considèrent les paris comme un indicateur particulièrement précis de la façon dont les « initiés » évaluent les probabilités d’un événement, [tel que] l’issue d’une guerre. Ils donnent l’illusion de recevoir des informations actualisées sur les conflits qui ne peuvent être « manipulées », car les gens ne parieraient pas d’argent sur une éventualité sans disposer d’informations plus concrètes », analyse Lena Liapi, professeure en histoire européenne moderne à l’université Aristote de Thessalonique, en Grèce.
Ce discours sur les tendances « réelles » des grands évènements géopolitiques contemporains est courant en ligne. « Si vous vivez dans un monde où vous ne faites pas confiance aux médias ou dans un pays contrôlé par l’Etat, il est utile de voir les probabilités « réelles » que ce type d’événements se produise », estimait un internaute sur X.
Immoraux de la Rome antique à la blockchain
Cependant, ces prédictions de marché ne sont pas toujours justes. « À la fin du XVIIe siècle en Angleterre, les paris liés à la guerre de Neuf Ans étaient rapportés par les journaux comme des informations dignes d’intérêt et considérés comme des indicateurs non seulement de l’évolution du conflit, mais aussi de l’opinion publique à son sujet », raconte Lena Liapi, auteure du chapitre Parier sur l’information : désinformation et politique dans l’Europe du début de l’époque moderne. « Le public croyait que les paris reflétaient l’état d’esprit du pays ». Néanmoins, « ce n’était pas nécessairement le cas », ajoute-t-elle.
Plus surprenant encore, des traces de mises moralement discutables apparaissent bien avant le XVIIe siècle. « Dès le XVe siècle, la ville de Gênes avait interdit les paris sur l’issue des batailles et des sièges », souligne Lena Liapi. Toutefois, les premiers paris sur les opérations militaires pourraient être bien plus anciens. La Rome antique avait, par exemple, une véritable culture du jeu de hasard, qui s’appliquait certainement aux conflits armés de l’époque. Les sommes engagées ont toutefois explosé avec « le développement des marchés boursiers », précise Lena Liapi.
Malgré les critiques, ces marchés de prédiction continuent de prospérer dans une zone grise juridique. À Myrohrad, les combats se poursuivent, indifférents aux courbes de Polymarket. Car si, pour les joueurs, la guerre se résume à des probabilités et des dollars, pour ceux qui la vivent, elle demeure une question de survie.

