Guerre en Ukraine : Derrière l’exil et la contestation contre la mobilisation, le Kremlin peut-il trembler ?

Ils sont considérés comme des déserteurs par le régime, et risquent jusqu’à dix ans de prison. Pourtant, selon le journal socio-politique russe Novaya Gazeta 261.000 hommes ont déjà quitté la Russie depuis que le chef du Kremlin a annoncé la mobilisation de réservistes pour combattre en Ukraine mercredi dernier. Face à la peur d’être appelés à combattre, beaucoup d’hommes cherchent des moyens de l’éviter. La semaine dernière, par exemple, les recherches « Comment se casser un bras » sur Google en Russie étaient en hausse. Depuis quelques jours, les témoignages de citoyens russes ayant quitté le pays affluent. « Je ne veux pas tuer mon peuple slave, mes frères, mes sœurs », raconte ainsi à l’AFP un ancien militaire qui souhaite garder l’anonymat depuis une modeste chambre d’hôtel en Finlande, où il est arrivé jeudi. « J’ai un dégoût physique d’être en présence de nos citoyens russes qui soutiennent la guerre », ajoute-t-il. « Je pars parce que je ne suis pas fou et que je n’ai pas envie de mourir », confie un jeune de 30 ans à BFMTV.
Les tensions sont montées d’un cran dans le pays alors que selon l’ONG OVD-Info, plus de 2.300 personnes ont été interpellées lors d’actions contre la mobilisation militaire. Lundi matin, un homme a ouvert le feu dans un centre de recrutement de l’armée russe en Sibérie, blessant grièvement un militaire qui y travaillait. Un autre s’est immolé par le feu dans une gare russe. Si Moscou assure qu’aucune décision n’a pour le moment été prise sur les frontières, des observateurs rapportent que l’armée russe se déploie à la frontière géorgienne pour bloquer la fuite des potentiels appelés.
De son côté, la Finlande a annoncé vendredi qu’elle allait « significativement restreindre » dans « les prochains jours » l’accès des Russes au pays nordique. Déjà 8.572 Russes y sont entrés samedi et 8.314 dimanche. « Beaucoup ont conscience du coup humain dramatique de la guerre, qu’ils sont envoyés au casse-pipe », commente à 20 Minutes Nicolas Tenzer, spécialiste des questions stratégiques et internationales et enseignant à Sciences po. Cette fuite mêlée à une contestation de plus en plus bruyante peut-elle faire aller au-delà, faire trembler les murs du Kremlin ?
Un refus de la mobilisation, pas de la guerre
Ce refus d’être envoyé au front traduit différentes contestations, l’essentiel concernant les personnes qui ont peur car elles ont conscience du drame qui les attend. C’est une opposition à mettre sa vie en jeu dans un conflit où, aujourd’hui, l’armée russe est en difficulté sur le terrain et de nombreux hommes (55.500 soldats selon Kiev et 5.937 soldats d’après Moscou), ont déjà laissé leur vie. C’est la terreur des familles et des proches de n’avoir pas la chance de revoir leur père, leur frère, leur neveu, leur fiancé, leur époux revenir sain et sauf des combats.
Pour d’autres, selon Nicolas Tenzer, cet appel à la mobilisation a créé une sorte d’étincelle dans une population qui acceptait ou était résignée face à la répression, à la corruption et aux inégalités qui rythment la société russe. C’est alors une contestation plus globale du régime poutinien qui jusqu’ici était « enfermée dans une sorte d’apathie » jusqu’à ce déclic « qui les amène à réfléchir sur ce que le régime fait », ajoute le spécialiste. Il estime que dans la grande majorité, « ce n’est pas une contestation contre la guerre en elle-même et les crimes commis par l’armée de Moscou contre les civils ukrainiens ».
« Si certains n’en ont pas connaissance à cause du contrôle des médias, d’autres, qui parviennent à s’informer via les médias internationaux, refusent une réalité qu’ils ne veulent pas voir, il n’y a pas de protestation, de culpabilité ou de honte à l’égard de ce que le régime fait en leur nom, abonde Nicolas Tenzer. Il n’y a pas de compassion pour les Ukrainiens, il n’y en avait pas plus pour condamner les crimes commis en Syrie par exemple ». « Dans leur grande majorité, les Russes sont passifs ou en phase avec la politique du Kremlin, renchérit le consultant Défense Waël Pascha sur Twitter. Là c’est la mobilisation qui est contestée. »
Une contestation qui peut faire trembler Poutine ?
Si le régime est disputé, peut-il alors être affaibli par la colère du peuple ? « Tout l’enjeu est de voir si cette contestation armée va s’enraciner, se généraliser et contaminer le régime russe lui-même », souligne ainsi Waël Pascha. C’est en effet le nerf du problème. Car si Vladimir Poutine peut être davantage affaibli qu’il ne l’est déjà par les défaites successives en Ukraine, « l’appareil sécuritaire et répressif reste efficace et les manifestations encore minoritaires », pointe Nicolas Tenzer. D’autant qu’aucun leader n’apparaît à la tête du mouvement, étant donné que tous les dissidents politiques sont soit en exil, soit en prison.
Si le peuple russe peut alors devenir plus démonstratif dans l’absence du soutien au pouvoir en place, la révolution est encore loin. La majorité des habitants, avant le 24 février, ne soutenaient pas particulièrement l’invasion de l’Ukraine, mais étaient résignés. Ce n’est qu’une très faible minorité qui s’y opposait.
Le danger pour le chef d’Etat russe vient davantage d’une menace dans les cercles internes au Kremlin. Mais là, aucun moyen de savoir si elle existe même de manière embryonnaire, et Nicolas Tenzer estime que sa probabilité est, à ce stade, faible. Et même si Vladimir Poutine était renversé, qui s’installerait à sa place ? « Le régime ne changerait pas radicalement même si ça pourrait mettre fin à la guerre en Ukraine », assure le spécialiste.
Le symbole d’un échec
L’annonce de la mobilisation mercredi s’est accompagnée de l’organisation précipitée de référendums dans les régions ukrainiennes occupées par les Russes. Une accélération qui traduit de réelles difficultés sur le terrain, tout comme l’appel aux réservistes. Et cet exil d’hommes russes qui ont peur d’être envoyés au front révèle, là aussi, « un échec technique et pas seulement dans le processus », souligne Nicolas Tenzer. Le Kremlin a d’ailleurs reconnu, lundi, des « erreurs » au cours de la mobilisation.
Par ailleurs, il n’est pas certain que ces hommes venus renforcer les rangs de l’armée sur place pèsent réellement dans la balance en faveur de la Russie. « Parmi ces gens mobilisés, nombreux ne sont pas aptes au combat, ils n’ont pas d’armement de qualité à disposition, ils ne sont pas formés… », énumère l’enseignant à Sciences po selon qui « cela ne va pas changer le cours de la guerre ».