Grokipedia, Conservapedia : Wikipédia menacée par des projets conservateurs ?
L’idée de créer Grokipedia, une « alternative factuelle à Wikipédia », a été proposée par David Sacks à Elon Musk en septembre 2024. Wikipedia compte environ 40.000 utilisateurs actifs par mois, tandis que Conservapedia n’en a que 25.
Officiellement, l’idée a émergé en septembre 2024. Lors d’un épisode du podcast *All-In*, avec des investisseurs de la Silicon Valley, Elon Musk a décrit comment son intelligence artificielle, Grok, s’entraîne sur des contenus en ligne, citant notamment Wikipédia et ses 64 millions de pages. David Sacks, un de ses interlocuteurs, lui a alors proposé de créer Grokipedia, considérant que Wikipédia est « tellement orienté ». Un peu plus d’un an plus tard, le milliardaire, ancien confiant de Donald Trump, a annoncé le lancement de ce projet, présenté comme une « alternative factuelle à Wikipédia ».
Elon Musk n’est pas le premier à envisager de supplanter ce site, parfois surnommé « Wokepedia » par certains conservateurs américains. En 2006, Andy Schlafly, un militant chrétien américain, a fondé Conservapedia, « fondée sur des principes conservateurs, chrétiens et américains ». Capucine-Marin Dubroca-Voisin, ancienne présidente de Wikimédia France, remarque que « la science et les faits sont massivement attaqués depuis quelques années, il n’est donc pas surprenant que Wikipédia, qui est au centre de cette notion de faits, fasse l’objet de critiques ».
Pour Brendan Luyt, professeur à la Wee Kim Wee School of Communication and Information de l’université de Singapour, la résurgence de tels projets est surtout symptomatique « de l’effondrement du consensus politique qui régissait nos sociétés depuis des décennies. […] La contestation autour de Wikipédia s’est construite au fil des ans. Ce qui est nouveau, c’est le changement du climat politique et social qui a permis à des alternatives de gagner en visibilité. »
Il est d’autant plus frappant qu’il y a seulement quelques années, Elon Musk se disait « si heureux » de l’existence de Wikipédia en 2021, à l’occasion de son 20e anniversaire. Aileen Oeberst, professeure en psychologie sociale à l’université de Potsdam (Allemagne), explique que « si Wikipédia a rencontré un tel succès, c’est parce que plusieurs études montrent qu’elle pourrait, dans sa version anglaise, rivaliser avec des encyclopédies traditionnelles, comme *Britannica*, dont les entrées sont rédigées par des experts et vérifiées ». Son étude de 2023 montre également que les pages de Conservapedia et RationalWiki (une version progressiste de Wikipédia) sont moins équilibrées et factuelles que celles de *Britannica* et de Wikipédia. « La neutralité de Wikipédia s’est construite au fil du temps et repose sur des communautés de bénévoles qui n’ont pas de conflits d’intérêts et sont incontrôlables, ce qui est très bien », assure Capucine-Marin Dubroca-Voisin.
Avec la multiplication des encyclopédies partisanes, le risque de créer des bulles informationnelles augmente. Ces « silos de connaissances » enfermeraient « des communautés dans leurs propres normes et les rendraient aveugles à d’autres types de connaissance », prévient Brendan Luy. Toutefois, il précise que l’être humain a toujours évolué dans des environnements en partie hermétiques, même si les technologies actuelles – notamment les algorithmes des réseaux sociaux – ont amplifié ce phénomène.
Malgré cette fragmentation du savoir, Wikipédia demeure l’une des rares plateformes à maintenir un consensus collectif. Sa version francophone compte environ 40 000 utilisateurs actifs par mois, un chiffre très supérieur à celui de ses alternatives. Avec seulement 25 utilisateurs actifs, « Conservapedia ne semble pas peser bien lourd dans les statistiques de fréquentation », souligne Aileen Oeberst.
Depuis 2001, Wikipédia a tenu bon face aux tentatives de la remplacer. « Créer une nouvelle encyclopédie serait possible si Wikipédia n’existait pas, mais une fois que la place est prise, ça semble compliqué », affirme Capucine-Marin Dubroca-Voisin. Brendan Luyt partage cette analyse : le site « bénéficie de l’avantage du premier arrivé ». Avec vingt-quatre ans d’avance, il est difficile pour un autre projet de se faire une place.
En toile de fond, une autre bataille se joue : celle de l’intelligence artificielle. Ces outils conversationnels, qui s’entraînent sur des ressources disponibles en ligne, pourraient progressivement être influencés si des sources peu fiables ou biaisées deviennent massivement utilisées. Le chatbot d’Elon Musk, Grok, s’est déjà illustré par ses réponses sexistes et discriminatoires. Ceci constitue une perspective inquiétante, alors que les utilisateurs « accordent beaucoup de confiance aux IA qui ont aujourd’hui un effet bluffant », souligne Capucine-Marin Dubroca-Voisin.
L’ancienne présidente de Wikimédia France appelle à une meilleure éducation aux médias afin de développer l’esprit critique des citoyens, qui, quelle que soit leur source d’information, devraient apprendre à croiser et à vérifier les informations. Ce travail de l’esprit critique est cultivé par Wikipédia depuis près d’un quart de siècle et demeure sa meilleure défense face aux tentations partisanes.

