Fini les Indiens, place au Grand Canyon et à Taylor Swift… L’Amérique fait-elle toujours vendre chez Buffalo Grill ?
Tout comme l’enfance a ses joies inoubliables, elle charrie d’éternels regrets. L’auteur de ses lignes portera toujours la peine de ne pas avoir fêté son anniversaire à Buffalo Grill lorsqu’il était marmot, avec la Chanson des petits Indiens, véritable institution de la France périphérique. Allez, un petit tour de piste : « Bon anniversaire les petits Indiens, bon anniversaire les petits cow-boys, venez chanter danser avec tous vos copains ».
Au moment d’opter pour un nouveau design (un tiers des 340 restaurants auront fini d’être rénové d’ici la fin de l’année), l’enseigne a bien sûr sauvegardé la chansonnette. Tout comme le totem indien sur le parking, les cornes sur le toit et la légendaire salade d’entrée gratuite. Mais au-delà de ces éléments cultes, Buffalo Grill cherche à s’éloigner de cet univers Petite maison dans la prairie qui a jadis fait sa renommée. C’est que les westerns spaghettis sont comme nous, ils ont bien vieilli. Et dans les cours de récré, les enfants jouent plus à Naruto ou aux Avengers qu’aux cow-boys et aux Indiens.
L’Amérique moderne et réaliste
Fini donc le saloon, place aux grands espaces. Dans le Buffalo Grill de Château-Thierry dans l’Aisne, où l’enseigne organisait récemment son point presse, la décoration se compose désormais de posters du Grand Canyon, de photos de lacs américains ou de la mythique route 66. Quitte à miser sur l’horizon, le restaurant possède également beaucoup plus de grandes fenêtres et d’ouvertures vers l’extérieur que la version old school, qui pouvait vite sonner un peu sombre. Et vu qu’aucun anniversaire n’a été fêté pendant notre repas (décidément, quand ça ne veut pas), la play-list chantonnait Taylor Swift ou Bruno Mars.
L’Amérique modernisée donc, mais l’Amérique quand même. Alexandre Morel Robert, directrice marketing de l’enseigne, en est convaincue : « Les Etats-Unis font toujours rêver ». Plus de la moitié (55 %) des Français souhaitent visiter le pays, selon un sondage Ifop de 2023, ce qui en fait la première destination hors Europe. Seconde statistique plus importante à ses yeux : après un relooking, un restaurant Buffalo « connaît une croissance à deux chiffres ».
Un pouvoir de fascination unique
« Les Etats-Unis gardent un pouvoir de fascination unique », confirme Jean-Eric Branaa, maître de conférences spécialiste de la société américaine à l’université Paris-2. Et qu’importe pour l’expert si Donald Trump, la guerre en Irak en 2003, les rejets massifs de CO2 et autres ont écorné l’image de l’Oncle Sam. « Au contraire même, que ces actualités soient si commentés montrent l’intérêt toujours extrêmement vif pour le pays », estime l’expert. Démonstration autour du cas Donald Trump : « Oui, il ne fait clairement pas l’unanimité en France. Mais qui dans la rue connaît le nom du chef d’Etat japonais ? » – autre pays à l’imaginaire fortement implanté en France, soit dit en passant.
Tokyo, Séoul et les autres nouveaux pôles de soft power « ne se font pas au détriment des Etats-Unis. Différents mouvements culturels peuvent s’imbriquer dans un même pays », développe Jean-Eric Branaa. Et si vraiment il y avait compétition, l’Amérique serait hors concurrence : « L’écrasante majorité des stars internationales viennent de chez eux », rappelle l’expert. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 22 des 25 personnalités les plus suivies au monde sur les réseaux sociaux sont Américaines. Merci Ronaldo, Messi et Neymar pour avoir empêché l’hégémonie. Conclusion limpide pour l’universitaire : « oui, l’Amérique fait clairement toujours vendre en France. »
Un marketing « trop neutre » pour devenir iconique
Les grands espaces sont-ils pour autant la clé du succès ? « C’est la thématique universelle et centrale qui est revenue dans nos études d’opinion », vante Alexandre Morel Robert. Pierre-Louis Desprez, spécialiste en imaginaire de marque au cabinet Kaos, se montre plus sceptique : « C’est un marketing un peu faiblard et neutre, soupèse-t-il. On est rentrés dans l’ère du »pas de vague ». Effectivement, les cow-boys et les Indiens ne sont plus dans le coup, en plus de poser des problèmes éthiques. » Mais fallait-il y renoncer pour autant ?
Petit rappel du cycle d’une marque pour l’expert : « D’abord, vous êtes nouveau, tendance et populaire, ce qu’a été Buffalo Grill à son commencement. Ensuite, vous devenez vieux, daté, et un peu ringard. » Au bout du tunnel, si vous survivez à cette traversée du désert, vous attendez le statut Ancien. « Vous êtes alors culte et intouchable. » Citons les Jeans Levis, Hermes, le stylo Bic… « Pourtant, eux aussi ont une imagerie un peu datée », illustre Pierre-Louis Desprez. Le logo des Jean Levis renvoie lui aussi à l’univers cow-boy sans que ça ne choque quiconque. Et Hermes affiche carrément une calèche.
Une priorité, vraiment ?
Buffalo Grill pouvait-il en faire de même ? Le directeur de Kaos se montre sceptique : « C’est un peu trop neutre pour rentrer dans la légende. C’est purement de la transaction : oui, la viande est bonne et oui, on en a pour notre argent. Mais il n’y a pas de conviction à aller chercher lorsqu’on va manger chez Buffalo. C’est un peu le problème de ces franchises. »
Bernard Boutboul, président du cabinet Gira, enchaîne : « Il y a un désamour pour les chaînes de service à table et un désintérêt croissant pour la viande grillée dans ce type d’enseigne. Les moins de 40 ans sont plutôt anti-chaînes et recherchent davantage des restaurants uniques et atypiques qu’un modèle dupliqué des centaines de fois dans le pays. »
Bien sûr, la chaîne a d’autres arguments à faire valoir que son design. On ne reste pas l’enseigne de restauration à table préférée des Français * juste avec des jolis posters au mur, pas plus qu’on ne sert 25 millions de repas par an en ayant une belle chanson d’anniversaire. « Presque 40 % des Français vont à Buffalo Grill », avance ainsi Alexandre Morel Robert. Les plats sont efficaces, les doses généreuses et les prix – des cocktails ou des plats – défient la concurrence. Peut-être l’argument clé de son succès en pleine inflation plus que les débats sur les tipis vs le Grand Canyon. Reste qu’au moment où les chaînes de restaurants traversent une crise majeure – Flunch, la Pataterie, Courtepaille…-, Pierre-Louis Desprez le rappelle : « Vous ne changez pas le chiffre d’affaires en changeant le papier peint. »
* Sondage de l’Observatoire des franchises de 224 sur « Enseigne Préférée des Français » dans la catégorie « Restauration à Table ». La marque l’a remporté sans discontinuer depuis 2015.