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Fifa : « Une fois qu’on tient les cordons de la bourse »… Comment Gianni Infantino est devenu intouchable

Vous avez aimé la plus célèbre punchline de Gianni Infantino, « Aujourd’hui, je me sens qatari, arabe, africain, homosexuel, handicapé, travailleur migrant », juste avant le lancement de la Coupe du monde au Qatar ? Sa vidéo d’introduction du 73e congrès de la Fifa, ce jeudi à Kigali (Rwanda), est pour vous, avec cette audacieuse chute : « La Fifa, comme le football, unit le monde ». Sur le site de la Fédération internationale de football association, un décompte a été ajouté depuis quelques jours, comme pour donner la dimension d’événement absolu à ce congrès, marqué par l’élection du président de la Fifa pour le mandat 2023-2027.

Immense roulement de tambour à Kigali puisque le dirigeant italo-suisse n’a, comme en 2019 à Paris, pas le moindre candidat face à lui. Les précédents de pareille démocratie de rêve à la tête de la Fifa ne manquent évidemment pas dans l’histoire, puisque le Brésilien Joao Havelange (de 1974 à 1998), puis le Suisse Sepp Blatter (de 1998 à 2015) sont régulièrement passés « par acclamation », face à une opposition réduite à néant. Dès son discours d’intronisation, en février 2016 à Zürich, ce juriste méconnu élu à 45 ans, affirmait haut et fort sa personnalité et sa détermination à plonger dans la lumière : « Je n’avais pas l’intention de postuler mais l’image de la Fifa est ternie. Vous avez besoin d’un dirigeant fort, c’est pour ça que je suis là ».

« Même pas un faire-valoir de Michel Platini »

Qu’en est-il exactement sept ans plus tard avec Gianni l’expendable ? L’association « à but non lucratif » (pas certain que deux guillemets suffisent) a-t-elle vraiment gagné en « transparence » comme il le promettait par ailleurs ? « Sepp Blatter était devenu tellement sulfureux avec toutes ses affaires de corruption que Gianni Infantino a pu surfer sur une image d’homme neuf et vierge pour l’instance, pose en préambule Rémi Dupré, journaliste au Monde suivant de près depuis une quinzaine d’années les affaires liées à la Fifa. Il a profité avec roublardise de la chute de Blatter et de celle de Michel Platini. »

Car jusqu’à cette élection de 2016, en remplacement d’un Blatter suspendu par la commission d’éthique de la Fifa, Gianni Infantino est un véritable no name aux yeux du monde, malgré son poste de secrétaire général de l’UEFA depuis 2009. Le journaliste suisse Patrick Oberli, rédacteur en chef adjoint de l’agence de presse Sport Center nous confirme cela.

Personne ne connaissait ce candidat. Ce n’était même pas un faire-valoir de Michel Platini. Il était simplement le chauve qui tirait les boules en Ligue des champions. C’est vraiment l’histoire d’un fonctionnaire du foot arrivé à la surprise générale au sommet de la Fifa. Il n’était pas destiné à cette vie-là mais il s’est très vite mis dans le costume. »

Le « chauve des tirages au sort » de la Ligue des champions a sacrément pris du grade depuis 2014.
Le « chauve des tirages au sort » de la Ligue des champions a sacrément pris du grade depuis 2014. – Jean-christophe Bott/AP/SIPA

« A moins d’affaires judiciaires qui éclatent… »

Et ce avec des méthodes rodées pour régner sur le long terme, en suivant les traces du système Blatter. « On constate la même dérive clientéliste avec Gianni Infantino, tranche Rémi Dupré. La Fifa est une machine à cash et son programme de développement Forward pour financer des projets structurels lui permet de s’assurer du soutien des confédérations dont il a besoin, à commencer par la CAF. Une fois qu’on est en place et qu’on tient les cordons de la bourse, la réélection jusqu’au bout de ses trois mandats est garantie, à moins d’affaires judiciaires qui éclatent comme pour Blatter. »

En l’occurrence, Gianni Infantino a tranquillement obtenu la confirmation, via les statuts de l’instance, qu’il entamerait ce jeudi… son deuxième mandat, et non son troisième, puisque son bail 2016-2019 était incomplet. A moins que la procédure pénale lancée à son encontre en Suisse en 2020 pour « incitation à l’abus d’autorité, à la violation du secret de fonction et à l’entrave à l’action pénale » – en lien avec le Fifagate et ses rencontres secrètes avec l’ex-procureur général suisse Michael Lauber – aboutisse, ou qu’une autre affaire émerge, on aura donc droit aux punchlines du divin chauve jusqu’en 2031.

Reçu à l’Elysée par Emmanuel Macron

« Il est très politique, il s’appuie sur sa garde rapprochée et il sait très bien qu’avec ce système où chaque pays vaut une voix, sans aucune proportionnalité, les dirigeants lui sont redevables hors d’Europe, décrypte Patrick Oberli. Car ça n’a pas la même portée d’apporter une subvention d’1 million d’euros à la Fédération française de football ou à celle d’une île du Pacifique. L’équation est simple pour lui : gagner plus d’argent pour garder le pouvoir. » Et côté financier, Gianni Infantino peut dormir tranquille. La Fifa a récemment pu se targuer d’avoir atteint un chiffre d’affaires record de 7 milliards d’euros entre 2019 et 2022. La crise du Covid-19 ? La Fifa en a vaguement entendu parler. Et l’avenir semble encore plus radieux puisqu’elle vise plus de 10 milliards d’euros pour la période 2023-2026.

A titre personnel, notre Italo-suisse de 52 ans n’est pas en reste, puisqu’il vient de bénéficier d’un bonus de 1,66 million d’euros, selon le rapport annuel de la Fifa dévoilé par Le Monde. Un montant presque deux fois supérieur à celui ayant suivi le Mondial russe en 2018. De quoi sérieusement gonfler sa coquette rémunération annuelle globale (avant impôts) de 3,62 millions d’euros. Définitivement pas mal pour une « association à but non lucratif ». Nettement plus « fréquentable » que son prédécesseur, Gianni Infantino a été reçu il y a un mois à l’Elysée par Emmanuel Macron, afin d’évoquer « l’avenir du football ».

Des polémiques en pagaille depuis un an

Un statut sans doute au-delà des ambitions qui habitaient « le chauve des tirages au sort » il y a huit ans. Plus les mandats passent, et plus celui-ci semble tout oser, dans un mode « en roue libre » qui lui vaut son lot de détracteurs sur la planète football. Voici un petit florilège du Gianni show, rien que sur la dernière année :

  • Le projet phare de son mandat était de tenter de faire passer en force une Coupe du monde tous les deux ans, quitte à le justifier de manière surréaliste en 2022 : « Nous devons donner aux Africains l’espoir qu’ils n’auront pas à traverser la Méditerranée pour peut-être avoir une vie meilleure ici. Nous devons leur donner des opportunités et de la dignité ».
  • « Infantino a constaté que ce Mondial tous les deux ans était politiquement trop clivant », précise Rémi Dupré du Monde. Qu’à cela ne tienne, il se consolera dès la Coupe du monde 2026 avec une formule à 48 qualifiés (contre 32 jusque-là), et des 16es de finale à la clé (youhou).
  • En plein Mondial au Qatar, le boss du foot mondial a annoncé une Coupe du monde des clubs passant en 2025 (et tous les quatre ans), de 7 équipes… à 32 !
  • Il a bombardé la mannequin brésilienne Adriana Lima « ambassadrice des supporteurs » de la prochaine Coupe du monde féminine en Australie et en Nouvelle-Zélande. Une nomination qualifiée d’ « aberrante » par Moya Dodd, ancienne membre du conseil exécutif de la Fifa et joueuse de l’équipe nationale d’Australie.
  • Il s’est permis un selfie à côté du cercueil du roi Pelé sans sourciller.
  • Il a offert à son cher soutien Noël Le Graët un poste sur mesure de directeur du bureau parisien de la Fifa. Et oui, une fleur immédiate à un dirigeant de 81 ans forcé de démissionner de la FFF après un audit l’accablant.

La Norvège mène la fronde

Face à tant de fiascos/polémiques, la résistance s’est notamment organisée le mois dernier, à l’initiative de la Norvège, autour de dix présidents de fédérations européennes (Allemagne, Angleterre, Belgique, Danemark, Irlande, Pays-Bas, Portugal, Suède, Suisse et donc Norvège) pour réclamer un geste « au moins symbolique » de la Fifa quant à l’indemnisation des travailleurs migrants au Qatar. La Fédération norvégienne de football a d’ailleurs fait inscrire cette demande à l’agenda du 73e congrès de la Fifa à Kigali.

Journaliste norvégien envoyé spécial cette semaine au Rwanda, Andreas Selliaas détaille : « La présidente de la fédération Lise Klaveness veut intervenir sur deux sujets ce jeudi : insister pour la mise en place de ce fonds d’indemnisation au Qatar et pousser la Fifa à suivre ses propres règles concernant sa politique sur les droits de l’homme. Mais la Fédération norvégienne, qui ne votera pas en faveur de la candidature d’Infantino, redoute que ces sujets ne soient évoqués que lors d’un futur comité ». Car oui, il ne faudrait tout de même pas chercher à gâcher la fête, amis scandinaves. Mais comme il n’y aura pas de décompte de l’abstention ou de la désapprobation symbolique, faute de réelle élection ce jeudi, la Norvège et les autres fédérations remontées par la gestion de la Fifa ne devraient pas faire de vagues.

Ici en février 2014 lors d'une conférence de presse avant le tirage au sort des matchs de qualification pour l'Euro 2016, Gianni Infantino était dans l'ombre de Michel Platini à l'UEFA. Avant de bondir en pleine lumière pour prendre la succession de Sepp Blatter à la tête de la Fifa.
Ici en février 2014 lors d’une conférence de presse avant le tirage au sort des matchs de qualification pour l’Euro 2016, Gianni Infantino était dans l’ombre de Michel Platini à l’UEFA. Avant de bondir en pleine lumière pour prendre la succession de Sepp Blatter à la tête de la Fifa. – Lionel Cironneau/AP/SIPA

Une vengeance de Michel Platini ?

Quel rapport de force pourrait véritablement s’installer, au sein des 211 fédérations membres de la Fifa, pour renverser l’instance mondiale du football d’ici 2031 ? « L’UEFA n’a pas eu la volonté de présenter un candidat pour cette élection car elle est comme dans une situation de guerre froide avec la Fifa, explique Rémi Dupré. Tant que la Fifa ne savonne pas la planche de l’UEFA et d’Aleksander Ceferin sur un sujet fort comme la Super Ligue, les deux instances ne s’attaqueront pas ouvertement. » Les manœuvres en coulisses de Gianni Infantino, officiellement contre cette Super Ligue mais dans les faits en plein double jeu, sont donc scrutées de près. Après tout, dans la lignée de sa vision « boulimique » du football, la Super Ligue ferait sens.

« La seule personne qui pourrait déstabiliser Gianni Infantino, c’est Michel Platini, évoque Patrick Oberli. Il n’aspire plus à la moindre fonction mais il garde son honneur, alors sait-on jamais. » Après avoir porté plainte l’an passé contre son ancien bras droit pour « trafic d’influence actif », l’ex-président de l’UEFA a en effet de quoi souhaiter sa chute, bien qu’il semble avoir déposé ses envies de vengeance au placard. En attendant, c’est tout sourire que Gianni Infantino déboulera ce jeudi matin sur la scène de Kigali, pour un one man show qui s’annonce délicieux. « Il faut comprendre que c’est un roi en Afrique, un véritable chef d’Etat qui n’est pas critiqué comme en Europe, résume Patrick Oberli. Même son « discours d’Africain » au Qatar a été bien perçu là-bas. » Ne manquez surtout pas la standing ovation sur le site de la Fifa.