Fête des grands-mères : « Ils se sentent orphelins » … Ces seniors qui rêveraient d’être grands-parents mais ne le sont pas

Dans le garage de Laurine* s’entassent tous les objets cassés. Vélos aux pneus crevés depuis des années, caisse à outils où la moitié des pièces manquent à l’appel, grille-pain qui ne marche plus… Seul rescapé, un berceau intact. Celui dans lequel a dormi son enfant Sarah, aujourd’hui âgée de 34 ans. Laurine en était persuadée : sa fille deviendrait mère, le berceau reviendrait utile.
Mais les années passent et le ventre de Sarah* reste désespérément plat. Pour la retraitée, les rêves d’être grand-mère s’évaporent peu à peu, bien malgré elle. « Il faut être réaliste. A chacun de ses anniversaires, mes chances d’avoir des petits-enfants s’amenuisent », soupire-t-elle.
« Pas un instant, je n’ai pensé qu’elle ne voudrait pas d’enfant »
Entre sa génération et celle de Sarah, la natalité en France s’est effondrée. On est passé de 805.483 nouveau-nés en 1981, date de naissance de sa fille, à 663.000 en 2024, chiffre le plus bas de l’après-guerre. Une chute démographique que Laurine n’avait pas anticipée : « A mon époque, devenir mère était assurément devenir grand-mère plus tard. Pas un instant, je n’ai pensé que Sarah ne voudrait pas d’enfant. »
Serge Guérin, sociologue spécialiste du vieillissement et auteur de L’invention des séniors (Hachette, 2007) et coauteur de La Guerre des générations aura-t-elle lieu ? (Calmann-Levy, 2017) fait les comptes : « 25 % de naissances en moins, c’est potentiellement 25 % de grands-parents en moins. »
Des conditions dégradées pour devenir parent
Laurine a beau multiplier le pressing tout terrain sur Sarah, rien n’y fait. « Elle dit qu’elle n’est pas prête. Elle ne se prend trop la tête. Ce n’est jamais le bon moment : son salaire n’est pas encore assez haut, son appartement pas assez grand… »
Sandra Hoibian, directrice du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), se fait l’avocate des deux partis. Oui Laurine, « les générations d’avant se posaient moins de questions qu’avant sur le fait d’être prêt ou non ou sur l’épanouissement de l’enfant. Mais il est tout aussi vrai que les conditions étaient plus simples : logement abordable, chômage moins important, plus de pouvoir d’achat… Et il y a parfois un déni des séniors sur les réelles difficultés de la vie de leurs enfants ». En réalité, les femmes qui ne souhaitent tout simplement pas avoir d’enfants sont certes de plus en plus nombreuses, mais encore très minoritaires. Seulement 13 % en 2022, selon un sondage de l’Ifop, contre 3 % en 2006.
« Que vais-je faire de mes années ? »
Choisi ou subi, le fait de ne pas avoir d’enfants peut donc attirer les foudres des aînés. « C’est une décision égoïste et stupide », ne se remet pas Didier *, époux de Laurine. « Ne pas faire d’enfant… mais alors à quoi sert la vie ? Et que va devenir le pays ? » Serge Guérin analyse : « Au-delà de leur cas personnel, les séniors sont inquiets pour l’avenir du pays et à l’idée d’une société avec très peu d’enfants. Ils ont paradoxalement une vision à long terme et sur ce qui leur succédera que les adultes actuels, plus portés sur l’instant T. »
Lucille*, 67 ans, a gardé bien plus qu’un berceau : une maison entière. « Quand tous mes enfants sont partis, je me suis dit que j’allais rester dans ce grand endroit pour avoir de l’espace le jour où j’aurais des petits-enfants. Si j’avais su, je serais allé en appartement il y a longtemps. Une grande maison seule, c’est triste. » Avec l’explosion des divorces et la crise de la natalité, elle redoute un sentiment imprévu : « Une immense solitude. Que vais-je faire de mes années désormais ? ». Pour Lucille, les petits-enfants constituaient une double assurance anti-isolement : non seulement les voir eux, mais aussi ses propres enfants, venus les accompagner ou les chercher.
« Une alien au milieu de mes amis »
Calice jusqu’à la lie, la plupart de ses amis sont, eux, grands-parents. « Je sens de plus en plus un décalage et une frustration. Comme si j’étais une alien. Et du coup, eux aussi sont souvent occupés… Je vois dans leurs yeux qu’ils ont de la peine pour moi, de ne pas accéder à ce bonheur. » Serge Guérin confirme la violence de ce « deuil » : « Certains séniors se sentent littéralement orphelins de petits-enfants. Un regret d’autant plus important qu’ils n’ont aucuns champs d’action sur la décision. »
Que Lucille se rassure, son cas devient de moins en moins une exception. « Tout comme le fait de ne pas avoir d’enfant s’est banalisé et choque de moins en moins, la non grand-parentalité va se normaliser. Cela prend un peu plus de temps, mais le processus est en cours », prédit Sandra Hoibian.
Des séniors de plus en plus indépendants
En attendant, l’impuissance se transforme parfois en colère noire. C’est le cas de Romane*, 63 ans, dont les conversations avec ses deux fils virent souvent à l’empoignade. « Je ne comprends pas ce qui se passe dans leurs têtes. Que faire ? Les laisser gâcher leur vie ? Quand ils se rendront compte de leur erreur, ce sera trop tard… » Alors les disputes s’enchaînent sur ce sujet explosif. Serge Guérin toujours : « Il peut y avoir le sentiment que l’éducation de leur enfant a été ratée, que la transmission est rompue. »
Mais même pour les sexagénaires, il est temps d’apprendre à vivre leur temps. Et de voler de leurs propres ailes. « Si pour les anciens retraités, l’entraide familiale et la grand-parentalité représentaient souvent une part très importante de leurs dernières années, c’est de moins en moins le cas », appuie Serge Guérin. « On voit même, à l’inverse, des seniors refusaient de s’occuper de leurs petits-enfants, afin d’avoir un maximum de temps pour eux ». Club de retraités, croisières, voyages, associations…. « Aujourd’hui, les séniors font de plus en plus d’activités entre eux ».
Un engagement associatif accru
Toutes les conditions sont réunies. En meilleure santé, les personnes âgées sont surtout de plus en plus nombreuses. Les plus de 65 ans représentent 20 % de la population française, de quoi s’occuper. Sandra Hoibian poursuit : « On vit une période de transition, où il est encore »anormal » d’être vu sans petit-enfant, mais il y a de la place dans nos sociétés pour mettre son énergie ailleurs ». Notamment dans le travail, avec le recul du départ à la retraite.
Ce regain d’activité peut même « compenser » en partie le choix des marmots de ne pas faire descendance. « Beaucoup de séniors qui souhaitaient être grand-parent se reportent dans des associations… justement au contact d’enfants. » Sans s’engager elle-même, Laurine hésite de plus en plus à donner ce fameux berceau. « Qu’il serve à nouveau à un bébé, comme c’était prévu ».
*Les prénoms ont été modifiés