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FC Lorient : Les Merlus à l’heure de la multipropriété et de l’impérialisme sportif américain

La fable était trop belle. Une équipe séduisante, une bande de potes au jeu festif, un entraîneur, Régis Le Bris, passionné et passionnant. Lorient, 7e de Ligue 1 avant d’affronter Rennes vendredi soir, a prouvé, le temps d’une demi-saison, qu’un football à dimension humaine avait voix au chapitre au plus haut niveau. Avant de se faire rattraper par ce que l’on aime le moins dans le sport : l’argent. Il y a plusieurs semaines, les Merlus ont ouvert leur capital à hauteur de 30 % (ce chiffre passera à 40 % l’été prochain) à Bill Foley, un milliardaire américain de 78 ans en quête d’un dernier frisson. Ce dernier avait racheté, courant décembre, le club de Bournemouth, en Premier League. Et il ne vient pas seul. Michael B. Jordan, connu pour ses rôles dans Creed et Black Panther, l’accompagne en tant que copropriétaire. Un sacré casting, littéralement.

L’arrivée de Foley sur les côtes bretonnes – de même que celle de Textor à Lyon – s’inscrit dans une logique de multipropriété, phénomène particulièrement répandu depuis la fin de la dernière décennie. « En cinq ans, on est passé de 35 multipropriétés, à 78, souligne Luc Arrondel, économiste du football et directeur de recherche au CNRS. C’est considérable, on a plus que doublé le chiffre, et ça concerne 200 clubs de football. »

Lorient, le profil idéal

Dans le cas du nouvel actionnaire minoritaire lorientais, il y a une volonté assumée de construire tout un réseau de joueurs issus d’autres clubs du même groupe, dont Lorient fait désormais partie. « C’est vraiment pour contrôler notre destin, expliquait l’investisseur à The Athletic, pour développer des joueurs dans d’autres endroits et acheter des clubs qui ont de grandes académies capables de développer leurs propres joueurs. » En d’autres termes, « créer des filières de formation et des tremplins pour les jeunes talents, analyse Arrondel. La stratégie des grands clubs est désormais d’avoir un maximum de joueurs d’avenir à disposition pour ne pas rater les futurs grands talents ».

Le FC Lorient avait une belle gueule de vache à lait. 1) Le rapport qualité-prix du club est remarquable. 2) Il s’est construit un centre de formation en béton sous l’impulsion de Régis Le Bris. Dans la tête de Foley, les Merlus seraient plutôt en haut de l’échelle des vassaux. « [L’idée, c’est d’avoir] un club uruguayen qui peut alimenter un club belge, qui peut alimenter un club français, qui peut alimenter un club de Premier League. Nous contrôlons notre destin. » 

Une sorte de chaîne alimentaire version foot-business, en somme. Mais également une communication un peu trop franche du collier, souligne tout de même un observateur. « C’est rabaissant pour Lorient. Ce n’est pas plaisant à entendre quand vous avez une académie, une histoire et une infrastructure de vous voir réduit à l’étage du dessous. C’est condescendant. »

Michael B. Jordan et Bill Foley.
Michael B. Jordan et Bill Foley. – James Marsh//SIPA

Les supporteurs lorientais ont effectivement été blessés dans leur chair en prenant connaissance du projet dans lequel s’embarquait Loïc Féry, le président directeur du FCL. Extrait d’un communiqué des Merlus Ultras 1995 : « Sur les réseaux sociaux, le Bournemouth FC nous souhaite “Bienvenue dans la famille”. On ne peut pas faire plus insultant. Le FC Lorient n’est pas une succursale ou la partie d’un groupe quelconque […] Il est hors de question que nous devenions un vulgaire club satellite. » Loïc Féry, a très vite tenté d’apaiser les esprits, sans convaincre grand monde.

« Je répète que le FC Lorient ne deviendra pas une succursale. Je suis l’actionnaire majoritaire et le président, avec le pouvoir de décision nécessaire pour suivre notre stratégie de développement. »

Enzo Le Fée pas emballé par Bournemouth

C’est dans ce contexte que s’inscrit le transfert de Dango Ouattara, vendu 22,5 millions à Bournemouth. « Une fausse vente, croit savoir Franck Belhassen, agent expérimenté. Parce que si en plus de ce club anglais, il y avait eu une proposition en Espagne ou en Italie, la préférence serait allée à un transfert au sein du groupe. Il faut se demander si, quelque part, les joueurs ne sont pas également pris en otage. »

Ça reste à voir. Selon nos informations, Enzo Le Fée serait également dans le viseur du club anglais, mais ce dernier n’a aucune intention de signer à Bournemouth, fin de l’histoire. L’équipe de Premier League est en outre vue par les Bretons comme un moyen de vendre un peu plus cher que prévu. Ouattara serait de toute façon parti, un jour ou l’autre, dit-on.

Ce système vertical marque au fer rouge une hiérarchie tacite déjà existante au sein du football européen et de moins en moins remise en cause sur le terrain sportif, où les exploits majeurs, notamment en Ligue des champions, se font de plus en plus rares. « Chaque club doit reconnaître son rôle dans le groupe. Chaque club a ses propres objectifs », expose Antoine Gobin, CEO du club de Beveren, en Belgique, rattaché à un vaste groupe comportant Crystal Palace, Augsbourg, Estoril et Brondby, au sein duquel les données de scouting sont mutualisées et les opportunités de mouvements internes nombreuses.

« Pendant les mercatos, on fait notre liste de joueurs appartenant aux autres clubs de notre structure, et on demande à ces derniers s’ils cherchent des opportunités de prêt. Ca peut concerner des jeunes joueurs ou des joueurs confirmés qu’on n’aurait jamais eu l’opportunité de faire venir chez nous en temps normal pour des raisons de prix, de prétentions salariales ou parce que le joueur estimait avoir le niveau pour le Big 5. » « Il peut aussi y avoir des prêts litigieux, prévient Arrondel. Par exemple, Nancy qui était interdit de recrutement, s’était vu prêter des joueurs achetés par Ostende, qui appartenait au même propriétaire. C’est une manière de détourner les interdictions. Tout ceci peut avoir des conséquences sur le marché des transferts. »

Conflits d’intérêts et équité sportive en péril

En dézoomant un peu plus, c’est toute l’équité sportive qui s’en retrouve menacée. Car la prolifération des multipropriétés augmente mathématiquement les chances de voir des formations appartenant au même vaisseau-mère s’affronter au niveau européen, ce qu’interdit formellement le règlement de l’UEFA.

« Aucun club participant à une compétition interclubs de l’UEFA ne peut directement ou indirectement (…) être impliqué de quelque manière que ce soit dans la gestion, l’administration et/ou les activités sportives de tout autre club participant à une compétition interclubs de l’UEFA. »

Enfin ça, c’était avant que l’instance européenne se déjuge et ne laisse Salzbourg et Leipzig, tous deux inféodés à Red Bull, s’affronter en Ligue Europa en 2018. La boîte de pandore est ouverte et tous les observateurs s’en inquiètent. Belhassen : « Supposons que Lorient et Bournemouth aillent en Ligue Europa et qu’ils se rencontrent. Que se passe-t-il ? Un club ne devrait pas en posséder sept autres. » Les nouveaux hackeurs du système se défendent quant à eux de vouloir porter atteinte à l’essence de la compétition. « Je sais très bien que si un jour, notre club est dans la même compétition qu’Estoril ou affronte Estoril, on jouerait la compétition à fond. Il serait inconcevable de dire « ok, allez-y mollo contre le club sœur ». Du point de vue des supporteurs, je vois complètement pourquoi ça a l’air aberrent. Mais en réalité, ça ne le sera pas du tout d’après moi. »

Quel est le but d’une telle démarche ? Dans le cas du City Group, il s’agissait autant de soft-power que de créer une antichambre du foot à la Guardiola, avec un projet de jeu unique, afin de façonner des joueurs capables, un jour, d’atterrir à Manchester. « Mais dans les faits, combien de joueurs du City Group a-t-on vu gravir les échelons jusqu’en haut, ironise un spécialiste. Aucun. Zéro. » Pour Red Bull, il s’agissait avant tout d’exposer la marque pour vendre une boisson.

A Lorient, Lyon, et dans tous les clubs dirigés par des Américains, l’approche est différente. « Ce qui est assez remarquable, expose Arrondel, c’est ce côté l’Amérique à la conquête de l’ouest européen. Jusqu’ici, les motivations des propriétaires en Europe n’allaient pas forcément dans le sens d’une recherche de rendement pécuniaire. Les Américains, eux, ne viennent pas pour faire du mécénat. Si on prend la famille Glazer à Manchester, elle a réussi à en retirer pas mal d’argent. C’est un véritable choc des cultures. » Au même titre qu’un Texan qui pose ses valises à Lorient.