FranceSport

Et si l’Inter et le Milan AC ne partageaient plus leur stade à San Siro ?

Il faut l’avoir vécu pour comprendre. Marcher dans les rues sans grand charme du quartier de San Siro, dans l’ouest milanais, jusqu’à croiser la route du géant qui y pèse de toute son aura. A l’extérieur, Giuseppe Meazza – pour l’Inter – ou San Siro – pour le Milan AC – incite à la contemplation quasi religieuse de ses multiples colonnes striées. A l’intérieur, on fixe avec admiration les célèbres piliers sur lesquels reposent un toit majestueux, donnant au lieu une acoustique unique. 

On ne peut bien sûr réduire le charme de l’enceinte à son architecture. Ce serait faire fi du poids de l’histoire et des glorieuses victoires glanées par les deux hôtes sur leur pelouse, oublier les Maldini, Baresi, Van Basten, Ronaldo, Zanetti, Adriano, la liste est bien trop longue. Ce serait aussi occulter la bipolarité déroutante du lieu lors des derbys de la Madonnina, particulièrement en Coupe d’Europe. Un jour prophètes en leur pays, les joueurs s’en retrouvent haïs et chassés la semaine suivante. Tout un concept. L’ancien gardien rossonero, Dida, en sait quelque chose : à l’occasion d’un quart de finale fratricide de Ligue des champions, en 2005, il avait été pris dans une pluie de fumigènes interistes, et touché à l’épaule. « J’ai eu peur, mais je vais bien. » Le Brésilien s’en tirera avec une brûlure et l’Inter une défaite sur tapis vert. 

S’il suit la logique du match aller (victoire 2-0 de l’Inter), le derby européen de 2023 paraîtra bien quelconque aux yeux des précédents. A moins qu’il ne s’agisse du dernier à Giuseppe Meazza, en sursis depuis l’annonce, en 2019, de sa future destruction par le président de l’AC Milan, Paolo Scaroni, avec la bénédiction de l’Inter. 

L’idée initiale étant de rester dans le quartier de San Siro, il s’agissait de construire un nouveau stade commun (« La Cathédrale ») en face de l’ancien, dont la démolition (partielle) programmée n’interviendrait cependant pas avant 2026 : la « Scala del Calcio », qui fêtera son 100e anniversaire, est vouée à accueillir la cérémonie d’ouverture des JO d’hiver de Milan-Cortina. Un point sur lequel la ville de Milan, propriétaire des lieux, est inflexible depuis le début. 

Entre devoir de modernisation et opportunisme

Pour justifier le déménagement, les dirigeants des deux clubs, et particulièrement Scaroni, n’hésitent pas à redoubler d’imagination. Plusieurs justifications plus ou moins raisonnables ont été entendues.

La plus pragmatique : l’indispensable modernisation du stade serait trop longue et coûteuse, et poserait la question du déménagement temporaire de l’Inter et Milan. 

La moins glorieuse : l’installation de nouvelles loges VIP est trop compliquée dans l’ancien San Siro alors que le nouveau stade, ramené à 60.000 places, ferait de la place aux espaces premium. Ces derniers sont vitaux pour gonfler les revenus liés à la billetterie.

La plus crève-coeur : Celle de Paolo Maldini, au Corriere della Serra. Le directeur technique est prêt à abandonner la maison des Maldini pour aider les deux Milan à retrouver les sommets européens. « C’est ma maison. Mon père y a joué aussi, et mon fils y joue, personne ne peut se sentir plus blessé que moi. Mais si nous voulons que le Milan et l’Inter retrouvent l’élite européenne, il faut un nouveau stade, il n’y a pas d’alternative. »

La plus culottée, signée Scaroni à Radio 24 : « San Siro n’est pas iconique en soi, il l’est car le Milan et l’Inter y jouent. »

Ce dernier constat rejoint une conclusion de la commission régionale du patrimoine de Lombardie, laquelle avait estimé dans un communiqué suintant le snobisme par tous les pores que « le bâtiment appelé stade Giuseppe Meazza n’a aucun intérêt culturel, ce qui l’exclut des dispositions de protection ». 

Laura Pausini au chevet de Giuseppe Meazza

A ce titre, la pression populaire s’érige en dernier rempart pour la préservation de San Siro. D’après un sondage récent de La Gazzetta dello Sport, 59% des Milanais sont défavorables à la destruction de la Scala del Calcio, un score qui monte à 64% pour les supporters rossoneri. Depuis 2019, les pétitions et les réactions négatives se multiplient, et un collectif, le comité « Si Meazza », s’est formé pour militer en faveur de la sauvegarde du site. Celui-ci compte parmi ses soutiens plusieurs noms de la scène musicale, dont Laura Pausini et, bien entendu, des noms du football milanais. A commencer par Roberto Donadoni joueur de l’AC Milan pendant plus de dix ans.

San Siro reste un stade reconnu dans le monde entier comme un symbole de Milan, estime l’ancien international italien. D’un point de vue sentimental, penser à démolir un symbole comme San Siro est fou. Le bon sens résout tout. Vous pouvez moderniser San Siro sans le détruire. Il existe également de nombreux exemples réussis à l’étranger. »

Mais la plus grande initiative autour de l’avenir de Meazza est un grand débat public à mettre au crédit du ministère des Transports et des Infrastructures. Clos il y a peu, ses conclusions sont toutefois floues. De son côté, le maire de la ville, Giuseppe Sala, a donné 90 jours aux deux clubs (à compter d’avril) pour reformuler un nouveau plan économique en marge d’un réaménagement du stade ou pour signaler leur abandon définitif du nouveau projet sur le site de San Siro. La municipalité se méfie de fait des garanties financières que peuvent apporter ou non l’Inter et le Milan AC, dont l’identité des propriétaires est brumeuse, comme le rappelait L’Equipe dans un article de 2022. 

L’Inter et l’AC Milan séparés pour la première fois depuis 1947?

Sala est également tiraillé entre une volonté de ne pas trop froisser les habitants de la ville et la très belle opportunité de redynamiser un quartier vétuste aux frais de la princesse : le projet initial, tel qu’il a été proposé par le cabinet d’architecture Populous, était estimé à 1,2 milliard d’euros (600 millions de la poche de chaque club) et comprenait la construction d’un centre commercial ainsi que « d’un ensemble multi-fonctions dédié au sport » le tout permettant « la création de 3.500 emplois ».

Mais aux dernières nouvelles, il se pourrait que les désaccords couplés à la lenteur administrative italienne, n’éloignent Rossoneri et Nerazzurri de leur quartier historique. 

« On regarde hors de Milan car on choisira le projet aux délais les plus brefs, s’impatientait déjà Alessandro Antonello, administrateur délégué de l’Inter, l’an passé. Maintenant, on est dans l’urgence. » L’inertie ambiante ne colle en effet pas du tout avec le calendrier des grands travaux de la Cathédrale, dont la mise en service a déjà été repoussée l’automne dernier à la saison 2027-2028. 

Résultat des courses, les chemins de l’Inter et le Milan AC risquent la bifurcation pour la première fois depuis 70 ans. Les Rossoneri ont des vues sur l’hippodrome de La Maura, à quelques encablures de Giuseppe Meazza, où ils envisagent de construire leur propre stade. En cas d’échec, des sites du côté de Sesto San Giovani, dans la banlieue nord, où San Donato, banlieue sud, sont à l’étude. Dans ce scénario, l’Inter Milan serait également prêt à quitter le projet Populous, lequel n’est de toute façon pas soutenable pour un seul club, et poser ses valises hors de la ville. 

D’après la Gazzetta dello Sport, un accord de principe a été signé entre les Nerazzurri pour la construction d’un complexe à Assago-Rozzano, dans la banlieue sud-ouest, même si l’intention première de l’Inter reste le partage d’un nouveau San Siro avec le rival. Le feuilleton devient ridiculement complexe, au point de forcer Giuseppe Sala à convoquer régulièrement les représentants des deux clubs pour faire le point sur leurs intentions. 

Que deviendrait le stade Giuseppe Meazza en cas de départ de ses deux hôtes ?

S’il était abandonné par des locataires, le stade des deux Milan resterait debout, au risque de se muer en éléphant blanc. A moins que la manifestation d’intérêt d’ASM Global, une entreprise spécialisée dans l’événementiel et en charge de nombreux stades à travers le monde, se concrétise. Sportmediaset faisait état à l’automne 2022 d’une offre concrète de reprise en main du stade San Siro sous sa forme originale, dans un courrier adressé au maire.

 « Notre entreprise est prête à discuter d’une solution qui aboutira à ne pas démolir la structure, à la moderniser sans impliquer directement le Conseil de Milan dans la gestion de l’établissement. » Une manière de prouver que l’outil Giuseppe Meazza n’est pas sans intérêt culturel et qu’il ne se résume pas à ses deux locataires, même si on préférerait les voir rester ad vitam eternam dans le vieux San Siro. Mais dans cette telenovela, la fin heureuse semble ne pas pouvoir exister.