France

Emmaüs : Que peut-il se passer sur le plan judiciaire avec les révélations sur l’abbé Pierre ?

La justice doit-elle enquêter sur l’abbé Pierre ? La question se pose plus que jamais après la publication, le 13 janvier dernier, d’un rapport du cabinet Egaé, mandaté par Emmaüs. Décédé en 2007, le prêtre est désormais accusé par 33 personnes de violences sexuelles : 28 femmes majeures et cinq mineurs, dont un garçon, qui dénoncent des attouchements, des baisers et des fellations forcés. « Les personnes qui témoignent sont ou étaient des bénévoles d’Emmaüs, des salariées de lieux dans lesquels l’abbé Pierre a séjourné (hôtels, cliniques…), des membres de familles proches de l’abbé Pierre, ou encore des personnes rencontrées lors d’événements publics », écrivent les auteurs du document, soulignant que « certaines victimes étaient entrées en contact avec l’abbé Pierre pour solliciter son aide ».

A la suite de ces nouvelles révélations, le président de la Conférence des évêques de France (CEF), Éric de Moulins-Beaufort, a annoncé sur RMC qu’il avait « écrit un signalement au procureur de Paris pour lui demander de réfléchir à ouvrir une enquête sur l’abbé Pierre ». Le responsable souhaite que la justice enquête afin de rechercher « d’éventuelles autres victimes ou éventuels complices ». Le parquet « a des moyens d’investigation qu’une commission d’enquête historique comme celle qu’a réunie Emmaüs […] n’a pas », a précisé Mgr de Moulins-Beaufort.

Des faits sans doute prescrits

Mais quelles seraient les suites données à cette enquête ? L’abbé Pierre étant décédé, il ne peut plus faire l’objet de poursuites judiciaires. « L’action publique pour l’application de la peine s’éteint par la mort du prévenu », indique en effet l’article 6 du code de procédure pénale. D’autre part, les faits décrits par les victimes « se sont déroulés des années 1950 aux années 2000, la plupart du temps en France et parfois à l’étranger », indique le rapport du cabinet Egaé. Or, pour une agression sexuelle – qui est un délit –, le délai de prescription est de six ans si la victime est majeure. Pour un viol – qui est un crime –, le délai est de vingt ans. Une fois ce laps de temps passé, « il n’est plus possible de poursuivre l’auteur d’une infraction », indique le site service-public.fr.

En revanche, le rapport mentionne « un acte sexuel avec pénétration sur un garçon mineur ». Un viol qui pourrait échapper à la prescription. La loi du 3 août 2018 a en effet allongé le délai de prescription des crimes sur mineurs de vingt à trente ans à compter de la majorité de la victime mineure, soit jusqu’à ses 48 ans. Mais les auteurs du document soulignent que « la victime n’a pas souhaité que son témoignage soit détaillé ». Par conséquent, il est impossible de connaître l’âge de cet homme.

« Mettre en évidence l’omerta au sein de l’Eglise »

Me Jean Sannier, qui défend l’association Innocence en danger, se bat « depuis des années pour ce que l’on appelle le droit à l’enquête, c’est-à-dire le fait de pouvoir enquêter sur des faits même quand l’auteur ne peut plus être poursuivi ». « On s’aperçoit que le simple fait d’être reconnu comme étant victime, même d’une personne décédée, est très important pour la reconstruction de la personne agressée. Particulièrement lorsque son agresseur est quelqu’un de l’aura de l’abbé Pierre », explique-t-il à 20 Minutes.

L’avocat, qui a défendu une cinquantaine de victimes de prêtres pédocriminels, estime que l’ouverture d’une enquête judiciaire « permettrait de mettre en évidence l’omerta qui règne au sein de l’Eglise ». « C’est important parce que l’Église savait depuis longtemps, connaissait la dangerosité de cet homme. Elle connaissait ses travers et elle l’a laissé, pendant des années, continuer à commettre ses méfaits », ajoute-t-il. L’Eglise tente de « sauvegarder l’institution au risque de faire des victimes complémentaires ». Il observe que certaines d’entre elles ont aussi « été véritablement prises à partie pour avoir dénoncé les faits dont elles ont été témoins ». Il cite l’exemple de cette prostituée qui travaillait dans une maison close en Suisse et qui avait évoqué la présence régulière de l’abbé Pierre dans l’établissement. « Elle s’est fait cracher dessus dans la rue. »

Aider une victime à se reconstruire

Même si la justice n’ouvre pas d’enquête, les 33 personnes qui ont dénoncé les violences sexuelles commises par l’abbé Pierre peuvent demander une indemnisation financière auprès de deux organismes mis en place par l’Eglise catholique en 2021. « Elles sont très difficiles à obtenir et sont extrêmement pauvres », remarque Me Jean Sannier.

Notre dossier sur l’abbé Pierre

Mais si l’enquête révèle que les faits sont avérés par le célèbre prêtre, elles pourront aussi saisir la Civi, la commission d’indemnisation des victimes d’infractions, indique à 20 Minutes Me Liliane Capoulade. Pour cette avocate lyonnaise expérimentée, « le fait d’être reconnu comme victime par la société peut surtout aider cette personne à se reconstruire ». Elle ajoute que l’ouverture d’une enquête montrerait que, « dans un Etat laïque » comme la France, l’Eglise ne peut pas se contenter de régler ses affaires de son côté.