France

Emeutes de 2005 : Dominique de Villepin se remémore un souvenir douloureux

Dominique de Villepin évoque les erreurs de son gouvernement et son rapport à Nicolas Sarkozy vingt ans après la mort de Zyed et Bouna, électrocutés à Clichy-sous-Bois le 27 octobre 2005. Il souligne également que les émeutes de l’été 2023, déclenchées par la mort de Nahel, révèlent une situation qui pourrait s’être aggravée.


« C’est un souvenir très douloureux ». Vingt ans après la mort de Zyed et Bouna, électrocutés après avoir été poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois le 27 octobre 2005, Dominique de Villepin revient pour 20 Minutes sur les trois semaines d’émeutes ayant suivi cet événement tragique. Il aborde les erreurs de son gouvernement, ses relations avec son ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, les violences policières et les émeutes de l’été 2023 suite à la mort de Nahel. L’ancien diplomate s’exprime également sur une éventuelle élection présidentielle anticipée et l’incarcération de Nicolas Sarkozy.

### Vingt ans plus tard, quel souvenir gardez-vous des événements de 2005 ?

Un souvenir très douloureux. Tout commence par la mort de Zyed et Bouna, deux jeunes revenant d’un match de football avec des amis, pris dans le piège d’un transformateur. C’est une tragédie qui résulte d’une accumulation de circonstances malheureuses. Rapidement, un sentiment de spirale s’installe, difficile à gérer face à une émotion collective très forte. Entre le 27 et le 30 octobre, la crise s’accélère : une colère locale se transforme en révolte à portée nationale.

### A quel moment comprenez-vous son ampleur ?

Dans les deux ou trois jours suivant le drame, nous parvenons à rétablir le dialogue avec les principaux acteurs sur le terrain, mais l’incident de la mosquée Bilal, où une grenade lacrymogène a été lancée en plein Ramadan, marque un tournant. Des dizaines de communes en Seine-Saint-Denis, puis à Lyon, Toulouse, Marseille et Lille s’enflamment. Nous assistons à un enchaînement de violences quasi mimétiques. À ce moment-là, il est clair que nous faisons face à une situation différente. Le défi pour le gouvernement est de trouver un équilibre entre l’exigence de sécurité, afin que l’État reprenne le contrôle, et la nécessité de désescalade, en rétablissant le dialogue avec les jeunes. C’est dans cet esprit que j’ai proposé une rencontre à Matignon avec les familles.

> « L’attitude, les mots, tout cela pèse sur l’évolution d’une situation. »

### Vous décrétez finalement l’état d’urgence le 8 novembre. C’était la bonne décision ?

L’objectif n’était pas de mettre en place un régime d’exception, ce qui aurait été absurde, mais d’éviter le dérapage, en garantissant la sécurité des jeunes dans la rue et des habitants dans les quartiers les plus touchés. Cela visait également à protéger les forces de l’ordre, engagées sur le terrain depuis plus de dix jours. Il convenait d’apaiser et de pacifier, notamment à travers un couvre-feu dans les zones les plus touchées, afin que l’État assure sa première mission : la protection de tous.

### Y a-t-il eu des erreurs de votre part ?

Je regrette de ne pas avoir immédiatement trouvé les mots justes pour qualifier ce qui s’était passé, ayant ainsi pu accroître le sentiment d’injustice ressenti par les familles et d’autres. J’ai relayé une explication fournie par le ministère de l’Intérieur, qui s’est révélée erronée. Dès que j’en ai eu connaissance, j’ai cherché à rétablir la vérité sur les faits.

### Trois jours avant le drame, Nicolas Sarkozy évoquait les « bandes de racailles » à Argenteuil. Cela a-t-il eu un impact ?

Oui, l’attitude, les mots, tout cela influence l’évolution d’une situation. Dans la gestion de la crise, il était crucial de considérer les paroles de Nicolas Sarkozy et le sentiment d’injustice et d’humiliation qu’elles avaient pu engendrer. Cela m’a conduit à rechercher avec plus de rigueur une approche cohérente. Tout au long de la crise, j’ai tenu à afficher l’unité de l’action et de la communication gouvernementales, avec Nicolas Sarkozy.

### N’aurait-il pas fallu recadrer votre ministre de l’Intérieur ?

Face à une crise ouverte, la question n’était pas de recadrer publiquement le ministre, mais d’afficher l’unité, car un gouvernement qui se divise se fragilise, au risque d’une spirale de désordre.

### Vous regrettez un « durcissement du maintien de l’ordre en France au cours des dernières années », mais une enquête du Cevipof estime que la principale réponse aux émeutes de 2005 a été la « militarisation de la police »…

Peu à peu, la politique du maintien de l’ordre s’est, dans de nombreux aspects, durcie. Dans le même temps, malheureusement, les politiques sociales, éducatives et urbaines ont été largement abandonnées. On sait ce qu’il est advenu du plan banlieues que Jean-Louis Borloo avait proposé en 2018 à Emmanuel Macron. Un juste équilibre est nécessaire pour éviter que l’autorité républicaine ne mène à une surenchère sécuritaire, qui constituerait une impasse.

> « Le CPE, qui était la principale réponse à la difficulté d’accès à l’emploi dans les banlieues, a été mal compris. »

### La loi pour l’Egalité des chances a été l’une des réponses à cette crise. Est-ce un échec ?

À l’époque, nous cherchions des moyens de rétablir la confiance et de sortir de la stratégie d’aménagement du territoire qui entraînait des assignations sociales et identitaires. Le plan était ambitieux, incluant des prolongements dans le domaine de l’emploi et des services publics, mais a été abandonné. Avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement en 2007, la page a été tournée. La dispersion des programmes au fil des ans a fait que leur impact n’a pas été celui escompté.

### Le 27 juin 2023, la mort de Nahel à Nanterre, lors d’un contrôle de police, a déclenché de nouvelles émeutes. Rien n’a donc changé ?

Au contraire, je crains que la situation ne se soit aggravée. Dans de nombreux quartiers, il est nécessaire d’investir massivement dans les infrastructures, les transports, les services publics, la culture, le numérique et l’éducation, ainsi que d’améliorer l’accès aux soins. Il y a aussi un besoin urgent d’une véritable police de proximité qui permettrait d’éviter les contrôles au faciès, les assignations et les risques d’essentialisation. Il est crucial de rétablir la confiance entre la jeunesse et les forces de l’ordre.

### La gauche dénonce régulièrement « les violences policières ». Un terme que vous n’utilisez pas. Pourquoi ?

L’enjeu n’est pas d’être bloqué sur les mots. Il y a des violences commises par la police, mais il faut les considérer pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des dérapages. Il est important de dénoncer ces violences, mais avant tout de créer les conditions pour les éviter. Cela passe par une politique de sécurité publique, la reconstruction d’une justice visible, rapide et réparatrice : cela inclut la réduction des délais de jugement, les maisons de justice et de proximité, les peines alternatives et les dispositifs de réinsertion. En somme : rétablir la crédibilité de l’État.

> « Je suis très inquiet de la dérive identitaire que nous connaissons aujourd’hui. »

### Faut-il réformer le contrôle de la police, alors que les rapports de l’IGPN sont régulièrement critiqués ?

Il faut d’abord améliorer le fonctionnement des dispositifs existants, sans céder à la tentation de créer sans cesse de nouvelles structures. L’enjeu central est de bien articuler une politique de sécurité avec une exigence de politique sociale et économique pour ces territoires, et donc de restaurer la confiance démocratique. À l’ordre républicain doit répondre une police républicaine, mais il convient surtout d’anticiper pour éviter des logiques de face-à-face et de provocations, où les dérapages deviennent possibles.

### Après les émeutes de 2023, Bruno Retailleau avait évoqué des Français de papier et « une sorte de régression vers les origines ethniques ». Ces déclarations n’ont-elles pas une responsabilité dans la « fracture » que vous évoquez ?

C’est le risque d’un piège identitaire, sécuritaire et autoritaire. Les politiques doivent mesurer leurs responsabilités pour éviter la tentation de chercher des boucs émissaires, car cela ne conduit qu’à plus de crises, de surenchères et de ségrégation. Il est nécessaire de trouver un équilibre entre l’ordre républicain et la justice sociale. Voilà le grand défi de nos sociétés. Je suis très inquiet de la dérive identitaire que nous connaissons aujourd’hui. Cela motive mon engagement. Cette dérive, caractéristique de l’extrême droite mais également présente à droite, est inacceptable. L’exercice de l’État exige un devoir d’humanité. On ne peut construire une politique sur une logique sécuritaire et une stigmatisation qui nous mènent à la catastrophe.

### Emmanuel Macron avait de son côté prôné un « retour de l’autorité », et « d’abord dans la famille ». Avait-il raison ?

Il faut une mobilisation générale, au niveau de la famille, de la commune, des associations… Mais cela implique de sortir d’une dynamique de face-à-face, que nous tendance à renforcer. Or, une logique purement sécuritaire, sans justice sociale, mène à l’affrontement et à la tragédie. Les crises de 2005 et 2023 devraient nous inciter à tirer des leçons.

### Ces débats seront-ils au cœur de la prochaine présidentielle ?

Les fractures identitaires, sécuritaires, territoriales et sociales sont aujourd’hui centrales dans les enjeux français. Donc oui, la politique doit s’employer à ces questions. Pas à travers des stratégies de communication, mais en proposant de véritables réponses via des politiques publiques.

### Puisqu’on évoque la présidentielle, un autre ancien Premier ministre, Edouard Philippe, a demandé la démission d’Emmanuel Macron. Y êtes-vous favorable ?

Pas du tout. Il est essentiel de respecter nos institutions et le calendrier démocratique. Si nous laissons la colère et le mécontentement primer, tous nos calendriers démocratiques seront menacés, risquant de créer un précédent, ce qui serait malheureux. Cela exige que chacun prenne ses responsabilités. Le président, le gouvernement, mais aussi le Parlement, doivent œuvrer pour trouver un compromis et voter un budget.

> « Chacun a ses boucs émissaires : les immigrés, les fonctionnaires, les riches… »

### On a évoqué Nicolas Sarkozy. Son incarcération a suscité à droite de nombreuses critiques contre la justice. Les comprenez-vous ?

Je déplore profondément cette situation et cet état d’esprit. Malheureusement, depuis les décisions de justice concernant Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy, il est devenu courant parmi de nombreux responsables politiques de critiquer la justice. On peut avoir des opinions sur une décision judiciaire et regretter certains dispositifs législatifs, comme l’exécution provisoire. Cependant, remettre en cause la justice et l’État de droit n’est pas acceptable. Un seuil a été franchi. Ces attaques sont extrêmement dangereuses pour notre pacte républicain. J’invite chacun à garder son calme. Il ne s’agit pas de défendre tel ou tel, mais de veiller à la stabilité de nos institutions.

### Vous sentez-vous toujours de droite ?

Effectivement, dans l’échiquier politique actuel, chacun se questionne sur sa position. Entre ceux qui défendent à tout prix l’ordre sécuritaire et ceux qui ne parlent que de revendications sociales, le résultat est que chaque camp trouve ses boucs émissaires : les immigrés, les fonctionnaires, les riches… Pour ma part, je viens d’une tradition gaulliste qui cherche à concilier justice sociale et ordre républicain.