France

« Dropped » : Dix ans après le terrible crash d’hélicoptère, le deuil sans fin des proches des victimes

Dix ans ont beau s’être écoulés, la scène est gravée dans sa mémoire. Ce 9 mars 2015, vers 23 heures, Valérie Guinard est sur le point d’aller se coucher. Ses deux enfants dorment depuis longtemps, son mari, Volodia, chargé de projet pour une émission de télé, est en déplacement en Amérique du Sud. Elle remarque bien un appel en absence d’un numéro inconnu mais a la flemme d’écouter le message, cela peut bien attendre le lendemain. Elle décide toutefois de répondre lorsque le numéro de sa tante s’affiche sur son écran. Si tard, c’est inhabituel. Au bout du fil, sa proche s’inquiète : BFM annonce un accident sur le tournage d’une émission en Argentine. Nathalie Guinard la rassure : selon ses calculs, Volodia, son mari, est au Chili à l’heure qu’il est.

« Au moment où j’ai raccroché, j’ai senti un vent de panique m’envahir, poursuit-elle. J’ai réalisé que je m’étais trompée, il était à la frontière entre les deux pays, mais probablement toujours en Argentine. » Elle repense immédiatement à cet appel en absence. Le message est court, c’est le directeur de la boîte de production qui lui demande de rappeler au plus vite. Elle s’exécute. Au bout du fil, l’homme lui confirme qu’un accident s’est produit sur le tournage. Il n’y a aucun survivant. Le sol se dérobe sous ses pieds, le cauchemar prend forme. « Je crois que la première chose que je me suis dite, c’est qu’on ne peut pas mourir pour une émission de télé débile, c’est pas possible. » Valérie Guinard se revoit encore appeler, au milieu de la nuit, la famille de son conjoint afin qu’il n’apprenne pas la nouvelle à la radio en se réveillant.

« Pour quelques secondes d’images, nos vies ont basculé »

Ce jour-là, Volodia Guinard se trouvait dans un des deux hélicoptères loués par la société de production Adventure Line Productions (ALP) – un poids lourd des jeux télés – pour l’enregistrement d’une nouvelle émission d’aventure, Dropped. Le concept est à mi-chemin entre Koh-Lanta et Pékin Express : deux équipes de personnalités sont lâchées au milieu de nulle part (sous-entendu : en milieu hostile) et doivent rejoindre le plus rapidement possible un point GPS. Neuf autres personnes ont pris place dans les appareils : les deux pilotes argentins, quatre autres membres de la production et trois candidats, sportifs de haut niveau : la navigatrice Florence Arthaud, la nageuse Camille Muffat, le boxeur Alexis Vastine.

Lors du briefing, il a été prévu que les deux hélicoptères effectuent un virage à 360° pour dessiner une boucle, afin que la production puisse tourner quelques images avant de rejoindre le lieu du jeu. Mais deux minutes après le décollage, les appareils se percutent en plein vol. Un choc d’une violence inouïe qui ne laisse aucune chance aux dix personnes qui se trouvaient à bord. « C’est le plus grave accident de la télé-réalité, rappelle Valérie Guinard. Pour quelques secondes d’images, nos vies ont basculé. Des familles ont perdu des fils, des filles, des pères, des maris. »

Une procédure judiciaire toujours en cours

La page est d’autant plus difficile à tourner que la procédure judiciaire est toujours en cours. « C’est un deuil qui n’en finit pas, chaque mail de leur avocat, chaque étape de la procédure entretient la douleur et empêche d’avancer », insiste Me Solenn Le Tutour, avocate de l’association de victimes. Les familles reprochent à la production d’avoir rogné sur les coûts au détriment de la sécurité.

Sur le plan civil, le crash a été reconnu comme un accident du travail. « La société n’a pas pris les mesures nécessaires pour préserver la santé et la sécurité de ses salariés », ont estimé les juges. Pour cette « faute inexcusable », ALP a été condamné à indemniser les familles de ses employés à hauteur de plusieurs dizaines de milliers d’euros. « Ce n’est pas parce qu’il y a eu cette condamnation qu’il faut y voir un présage sur le plan pénal, estime Me Mathias Chichportich, l’avocat de la boîte de production. Dans la procédure civile, il y a une obligation de sécurité, de résultats en somme. Le dossier pénal est plus fourni que celui qu’avaient les juges civils. »

Six mises en examen

L’enquête argentine a conclu que l’accident était lié à une erreur de pilotage. Mais les investigations ont révélé que les pilotes embauchés pour conduire les hélicoptères n’étaient pas qualifiés pour effectuer de telles manœuvres et que le plan de vol n’avait pas été validé. « Si des règles n’ont pas été respectées, toute la question est de savoir à qui est-ce imputable », insiste Me Mathias Chichportich. Et de préciser : « ALP a loué deux aéronefs publics appartenant au gouverneur de la province. Les pilotes sont ceux qui travaillaient pour le gouverneur. Le budget sécurité était même supérieur à celui de l’émission originelle. Il n’y a eu aucun signal d’alerte permettant à la production d’entrevoir un danger. »

En décembre 2022, les trois juges d’instruction ont officiellement clos l’enquête. Six personnes sont mises en examen pour « homicide involontaire » : la société de production ALP, deux de ses dirigeants, un directeur de production, une productrice et le directeur de la sécurité du programme. Les recours intentés par ALP – notamment pour faire annuler certaines mises en examen – ont débouché à l’automne sur des non-lieux. Désormais, les parties attendent les réquisitions du juge d’instruction. « Le dossier Dropped est en cours de règlement depuis décembre dernier. En raison de l’extrême complexité de ce dossier, tant sur le plan technique que juridique, ce travail prendra plusieurs mois », prévient le parquet de Paris.

Ce temps qui s’étire est de plus en plus difficile à vivre pour les familles. La mère d’une des victimes est décédée et ne connaîtra jamais l’issue des investigations. Les autres peinent à fermer cette page douloureuse. « Je vois nos enfants grandir et je mesure le temps qui passe mais on a toujours le nez dedans. On attend des réponses, des explications qui ne viennent pas », déplore Valérie Guinard. Si à l’issue de la procédure, un procès devait avoir lieu, il ne serait vraisemblablement pas audiencé avant 2026.