France

Derrière le terme « industry plant », le soupçon sexiste d’un succès non mérité

Depuis peu, le terme « industry plant » s’est imposé dans le lexique musical, notamment sur les réseaux sociaux. Il est utilisé pour désigner un ou une artiste « fabriqué » par l’industrie : soutenu dès le départ par un label, poussé artificiellement et présenté comme un talent émergent.

Si l’expression se veut critique à l’égard du système, elle semble surtout mobilisée pour remettre en cause certains profils, en particulier féminins. « Je connais l’expression industry plant depuis quelques années, mais j’observe qu’il est particulièrement utilisé depuis un an sur les réseaux sociaux », explique Chloé Thibaud, journaliste indépendante et autrice de Ni muses ni groupies, une histoire féministe de la musique. « Je l’ai lu récemment au sujet de Theodora, par exemple, ou encore Doechii et Miki. »

Des carrières jugées trop « faciles »

L’essor de TikTok a bouleversé les dynamiques de visibilité. « Il y a des carrières fulgurantes aujourd’hui grâce à TikTok et les changements dans le monde de l’industrie de la musique », note Angèle Chatelier, journaliste musique et société, responsable éditoriale de Tsugi Radio. « Quand un artiste est au sommet de sa carrière, personne ne voit ce qu’il a fait avant pour. Derrière un artiste, on ne voit pas tout le travail qui a été fait en amont. » explique-t-elle. « Même si on peut lire dans les médias que tels artistes cartonnent grâce à TikTok, ce n’est pas toujours seulement dû à cela. Certains artistes au succès fulgurants sur les réseaux sociaux sont entourés depuis longtemps, ont une vision artistique déjà façonnée. Ils ont juste utilisé les codes des réseaux pour faire percer un titre. »

Pour Chloé Thibaud, cette idée de succès « facile » est en décalage avec un imaginaire très ancré. « Nos imaginaires collectifs cultivent encore l’idée de l’artiste qui a connu la galère. Il suffit de regarder n’importe quel biopic pour comprendre que les histoires de gloire qui font rêver le public sont celles qui donnent à voir un artiste qui en a bavé pour arriver là où il est. » Et pourtant, les trajectoires accompagnées ne datent pas d’hier. « Dans les années 1990-2000, des programmes comme Star Academy ou Popstars mettaient déjà en place cette idée de « faire pousser » des artistes en herbe – Graines de star était un titre d’émission particulièrement évocateur, n’est-ce pas ? »

Des accusations genrées

Ce qui interpelle surtout, c’est que les artistes accusés d’être des industry plants ont souvent le même profil. « Aujourd’hui encore, si on appliquait cette logique aux hommes comme aux femmes, pourquoi ne qualifie-t-on pas Pierre Garnier, pur « produit TF1 », d’industry plant ? », interroge Chloé Thibaud. « A-t-on déjà reproché à M.Pokora d’être une industry plant ? Pourtant, son image a été fabriquée par Popstars. Mais M.Pokora est un homme blanc, point. »

Selon elle, ce n’est pas un hasard : « Dans nos sociétés patriarcales et nos industries musicales particulièrement misogynes, il est pénible voire insupportable pour certains de voir des femmes briller. […] L’emploi de l’expression industry plant est révélateur du backlash que subissent aujourd’hui les femmes, même en dehors de l’univers artistique. »

Angèle Chatelier le confirme : « Je ne connais pas d’artiste homme et blanc à qui on a reproché cela. On n’aime pas quand les femmes – et plus largement les personnes issues des minorités – réussissent. »

Elle évoque aussi le cas de Zaho de Sagazan ou de Miki, deux artistes que l’on a pu désigner comme étant comme « fabriquées ». « Mais Miki fait des chansons depuis longtemps. Quant à Zaho de Sagazan, elle aussi est d’abord une artiste, compositrice, interprète talentueuse bien avant d’être perçues comme un produit de la pop française. Je l’ai vue au Point Éphémère (salle parisienne) en 2022, et elle est passée par Les Inouïs (dispositif d’accompagnement d’artistes) du Printemps de Bourges la même année. »

Pour Chloé Thibaud, ce double standard ne s’arrête pas là : « Une artiste comme Yseult – 100 % indépendante – s’en prend aussi plein la figure. Cette histoire d’industry plants, c’est juste un prétexte de plus pour reprocher aux femmes d’être encore et toujours « trop » ou « pas assez », mais jamais comme il faut. »

Interroger l’industrie sans disqualifier les artistes ?

Bien sûr, certaines pratiques industrielles méritent d’être interrogées. « Il y a des façons de faire dans l’industrie de la musique qui sont discutables », concède Angèle Chatelier. « Mais aller questionner la légitimité de certains et certaines pour savoir s’ils ont ou non assez galéré, non. Personne n’a jamais fait Bercy du jour au lendemain. »

Et de poser une question simple : « Britney Spears, est-ce qu’elle n’était pas finalement elle aussi un produit de l’industrie de la musique ? Et ça veut dire quoi, finalement ? » En d’autres termes, la fabrication n’invalide pas le talent. Elle en est souvent la condition d’émergence.

À l’origine pensé pour dénoncer des logiques industrielles opaques, le terme est aujourd’hui largement utilisé pour décrédibiliser certains artistes – et certaines artistes, surtout. Pour Chloé Thibaud, ce mot révèle plus les préjugés du public que les stratégies réelles des labels. Et comme le résume Angèle Chatelier : « Les femmes n’ont ni le droit d’avoir des échecs, ni le droit de réussir. »