France

Dérèglement climatique : La sécheresse posera-t-elle problème pour refroidir les centrales nucléaires ?

« Il n’y aura bientôt plus assez d’eau pour refroidir les centrales nucléaires », à ce rythme de sécheresse. La petite phrase sur Twitter, début mars, de Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Euope Ecologie – Les Verts, avait suscité moult commentaires, accusations de mensonge voire moqueries de la part de pronucléaires.

« Le risque de manque d’eau ne concerne le nucléaire que dans des proportions anecdotiques », indiquait Tristan Kamin, un ingénieur nucléaire bien connu sur Twitter. Alors que le pays connaît un déficit de pluies record et que le gouvernement lance son plan eau jeudi 30 mars, 20 Minutes fait le point sur ce que l’on sait concernant le nucléaire et les risques associés aux périodes de sécheresse.

Après un an de travail et une quarantaine d’entretiens, un rapport capital est paru le 21 mars, celui de laCour des comptes. S’appuyant sur les scénarios du Giec, l’étude Futurs énergétiques du gestionnaire de réseau RTE et du projet Explore 2070, qui s’intéresse à la ressource en eau, il met en avant la nécessité de renforcer l’adaptation du nucléaire au réchauffement climatique, notamment en appréhendant mieux le problème de l’eau nécessaire au refroidissement des centrales.

Des conséquences sur le fonctionnement des centrales

« Les conséquences du changement climatique affectent les installations et leur capacité à fonctionner de façon sûre, notamment sur la résistance des matériels, la compatibilité avec des conditions de travail acceptables », a souligné Annie Podeur, présidente de la deuxième chambre de la Cour des comptes, le 21 mars en présentant le rapport devant des sénateurs. Cela affecte aussi « l’environnement extérieur, en lien avec l’exploitation et la sûreté, il s’agit du débit et de la température des cours d’eau, mais aussi le niveau de la mer ».

Le coût des investissements – construction de digues, rénovation de tours aéroréfrigérants – estimé par EDF, l’exploitant, demeure « modeste », à environ 600 millions pour les quinze ans à venir, souligne le rapport, qui appelle à une évaluation plus complète. Mais le pays manque de projections pour cette période quant à la disponibilité en eau douce et au débit des fleuves, alerte la Cour, qui appelle l’Etat et EDF à faire plus.

L’eau, un élément essentiel

Car l’eau, prélevée dans la mer ou les cours d’eau, est un élément essentiel dans le fonctionnement d’une centrale nucléaire. Elle permet de refroidir les réacteurs nucléaires et les piscines d’entreposage du combustible usé. Cette eau est ensuite rejetée plus chaude qu’elle n’a été prélevée sous forme liquide ou gazeuse. En cas de sécheresse, trois dispositions doivent être mises en œuvre, indique l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) : limiter les prélèvements d’eau, surveiller la température des eaux rejetées dans un cours d’eau et gérer les effluents chimiques et radioactifs.

Deux systèmes de refroidissement, à circuit ouvert ou fermé, sont employés en France, avec chacun leurs avantages et inconvénients en périodes de sécheresse. Les réacteurs en circuit ouvert, soit 14 en bord de mer et 12 en bord de fleuve, pompent l’eau et la renvoient. Les prélèvements sont donc très importants, mais la consommation nette d’eau, très faible, note la Cour des comptes. Cependant, l’eau est renvoyée plus chaude. Or, des débits seuils et une limite de température d’eau (28 °C) à l’aval des centrales sont fixées par la réglementation pour garantir une bonne dilution des rejets chimiques et radioactifs, préserver la faune et la flore aquatiques et la santé humaine.

Une consommation d’eau en circuit fermé

En circuit fermé, ce qui concerne 30 réacteurs en bord de fleuve, les centrales vont prélever beaucoup moins d’eau grâce aux tours aéroréfrigérantes, mais elles ne vont pas tout restituer. L’évaporation moyenne était de 23 % en 2020 et 24 % en 2021, rapporte la Cour des comptes ; l’échauffement de l’eau y est également moindre que pour une centrale à cycle ouvert.

Schéma de fonctionnement d'une centrale nucléaire avec aéroréfrigérant, en circuit fermé.
Schéma de fonctionnement d’une centrale nucléaire avec aéroréfrigérant, en circuit fermé. – Capture d’écran/IRSN

« Un réacteur en circuit ouvert, c’est environ 40 à 50 m3/s prélevés dans le fleuve et rejeté, un réacteur en circuit fermé, c’est à peu près 2 m3/s, donc beaucoup moins, souligne, auprès de 20 Minutes, Olivier Dubois, directeur adjoint de l’expertise sûreté à l’IRSN. Par contre, une partie part sous forme de vapeur d’eau, ce sont les fameux nuages qu’on voit au-dessus des tours aéroréfrigérantes. En termes d’ordre de grandeur, c’est l’équivalent d’1 m3/s d’eau liquide qui part sous forme de vapeur d’eau. »

Des situations variées en fonction des fleuves

On l’a compris, les centrales en bord de mer ne sont pas concernées par le manque d’eau, mais des questions sont soulevées pour celles au bord des fleuves et des études doivent être menées pour évaluer les risques. Comme le note l’Agence de sûreté nucléaire (ASN) sur son site, une période de sécheresse peut conduire à une baisse du niveau du cours d’eau et de son débit. Elle avait appelé en début d’année à ce que « les conséquences des évolutions climatiques sur les installations nucléaires [soient] davantage et globalement anticipées ».

La carte des paliers de puissance et des modes de refroidissement des centrales nucléaires en exploitation en France.
La carte des paliers de puissance et des modes de refroidissement des centrales nucléaires en exploitation en France. – Capture d’écran/Cour des comptes

En réalité, la situation varie en fonction des fleuves et de leur problématique respective, que ce soit pour le Rhône, la Loire, la Seine, la Meuse ou la Garonne… Le Rhône, fleuve le plus puissant de France avec un débit entre 1.500 m3/s et 2.000 m3/s, paraît le moins concerné. « Les contraintes concernant la ressource en eau ou les évolutions climatiques sont les moins prégnantes à court et moyen terme », écrit la Cour des comptes. Ce qui explique aussi le choix de sites en bord de Rhône pour y implanter éventuellement de futurs réacteurs EPR2 (les autres sites envisagés étant en bord de mer).

Une perte d’un tiers de débit possible sur le Rhône

Une étude de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse, souvent citée, a simulé à l’horizon 2055 les variations possibles des débits du fleuve. Conclusion : le Rhône sera impacté par le dérèglement climatique et ses débits d’étiage, c’est-à-dire les périodes avec les niveaux moyens les plus bas du fleuve, vont s’aggraver. Il est possible qu’il perde jusqu’à un tiers de son débit d’ici à 2055.

L’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse souligne que « la diminution des débits d’étiage conjuguée au réchauffement de l’eau générera des contraintes de fonctionnement accrues pour les centrales nucléaires à circuit de refroidissement ouvert », qui doivent respecter des limites réglementaires encadrant les rejets d’eau.

Des dérogations temporaires aux règles environnementales

« Le problème le plus dimensionnant sur le Rhône, c’est plutôt la température que le débit, commente Olivier Dubois. Le premier problème pour l’exploitant, c’est d’abord le respect des arrêtés sur les températures de l’eau, ça n’a pas conduit à des pertes de production très importantes en terme quantitatif, mais ça conduit à des arrêts ou alors à des demandes de dérogations. »

L’été dernier, en raison de la sécheresse et de la canicule, et pour éviter des coupures de courant, EDF a obtenu des dérogations temporaires aux règles environnementales pour 5 centrales, dont celles du Bugey (Ain), du Tricastin (Drôme) et de Saint-Alban (Isère) sur le Rhône. Ce qui leur a permis de continuer à fonctionner « à un niveau minimal de puissance » tout en rejetant de l’eau à des températures plus élevées que celles autorisées.

Des capacités d’entreposage des rejets radioactifs « insuffisantes »

Lors de cet été 2022, qui a « permis une prise de conscience accélérée » pour les auteurs du rapport, la Loire, la Seine et la Moselle ont, en particulier, connu des débits faibles, interdisant tout rejet radioactif sur des périodes de quelques jours. Où sont stockés les rejets dans ce cas ? Dans des réservoirs de secours prévus pour cela et que l’exploitant a été autorisé à utiliser par l’ASN.

En août, la situation a été particulièrement critique sur la Loire. Pendant plusieurs semaines, les centrales nucléaires n’ont pu réaliser des rejets radioactifs qu’en fonction des décisions locales de soutien des étiages, en prenant en compte l’ensemble des usages de l’eau. Concrètement, cela signifie qu’un débit minimum a été maintenu en relâchant de l’eau à partir des retenues, celles des lacs de Naussac et de Villerest.

Pour la Cour des comptes, ces situations d’étiage prolongé ont mis en évidence le fait que « les capacités d’entreposage des rejets risquaient d’être insuffisantes pour faire face aux évolutions de la ressource en eau en termes de débit dans un contexte de changement climatique ». Elle appelle aussi à « mettre à jour les fondements scientifiques justifiant les limites réglementaires des rejets thermiques, et cela de manière concertée ».

La Loire, la Garonne et la Meuse, des bassins à enjeu

Outre la question des rejets liquides chimiques et radioactifs, d’autres types de limites existent pour les prélèvements dans les eaux de surface ou de nappe, qui peuvent entraîner des limitations du volume d’eau prélevé et/ou consommé (évaporé), détaille le rapport de la Cour des comptes. « Les modélisations du [gestionnaire de réseau] RTE envisagent une augmentation de + 50 % voire + 150 % du nombre de jours d’indisponibilité pour certaines centrales du fait de débit des cours d’eau trop bas, comme à Saint-Alban ou à Chooz, souligne Bruno Chareyron, directeur du laboratoire Criirad, mais il est difficile de faire des projections fiables. »

La Loire, la Garonne et la Meuse, auprès desquelles sont implantés huit sites nucléaires, sont des « bassins à enjeu pour la ressource en eau », souligne le rapport. Les centrales de Chooz, Nogent, Golfech et Civaux « pourraient lors de longs épisodes chauds et secs présenter des contraintes par rapport au débit évaporé », indique-t-il, pointant la question de la disponibilité de la ressource d’un point de vue quantitatif et temporel en période d’étiage.

Mesurer les impacts de la contrainte hydrique

La Cour des comptes appelle à explorer le sujet et recommande à EDF de mesurer et publier les impacts de la contrainte hydrique sur les centrales nucléaires situées en bord de rivière ou d’estuaire. Contacté, EDF explique travailler à un plan d’adaptation et mène notamment une étude à la centrale de Chooz pour « analyser l’ensemble des fragilités potentielles » d’une centrale face au dérèglement climatique.

Cela concerne l’exploitation des centrales actuelles à horizon 2050 si leur durée de vie est prolongée, mais d’autres questions sont soulevées par le projet de futurs EPR2, qui pourraient rester en fonctionnement jusqu’en 2100.

Pour le « nouveau nucléaire », susceptible de démarrer dès 2035, les contraintes climatiques seront encore plus fortes, insiste la Cour des comptes, qui invite aussi à « examiner » les sites fonctionnant à l’étranger sous des climats chauds. Les nouveaux réacteurs « seront très directement confrontés aux conséquences plus lourdes du changement climatique », a détaillé Annie Podeur devant les sénateurs, mentionnant la forte augmentation des températures, la fréquence accrue d’événements climatiques extrêmes, la diminution des débits moyens et des étiages des fleuves et une élévation potentiellement importante du niveau de la mer.