France

De cadre du FLNC à la lutte antimafia, Léo Battesti ou la diagonale du fou

21 août 1975, village Aléria, sur la grande plaine de la côte orientale corse. Une trentaine d’hommes armés, emmenés par Edmond Simeoni, le père de Gilles Simeoni, l’actuel chef de l’exécutif insulaire, occupent une cave viticole attribuée par l’Etat français à un rapatrié d’Algérie dans un vaste programme d’aménagement de la Corse qu’ils entendent dénoncer. Les autorités françaises donnent l’assaut et deux gendarmes sont tués dans la brève fusillade. Edmond Simeoni se rend, l’arme à la main. Ses compagnons, parmi lesquels Léo Battesti, sortent libres et sans poursuite de ce qui est considéré comme l’acte fondateur du nationalisme corse contemporain.

Près de cinquante ans plus tard, nous retrouvons Léo Battesti sur les hauteurs de Venaco, village reculé du centre de la Corse, celle des montagnes, entouré de sommets teintés d’une calotte encore blanche de neige en ce mois de mars. Il hausse les épaules et souffle sous les nuages chargés de pluie qui menacent. Une réaction aux nombreux graffitis jalonnant la route tout juste parcourue depuis Corte, ville qu’avait choisie comme capitale Pascal Paoli, philosophe des lumières considéré comme « le père de la nation corse ». « Gloria à té Yvan », « IFF » (I Francesi fora, [Les Français dehors]), « FLNC ». Du FLNC, il en fut pourtant l’un des membres fondateurs et l’un des dirigeants.

Léo Battesti sans sa cagoule, le premier visage du FLNC

Mais à 70 ans, Léo Battesti porte un regard sévère sur son engagement passé : « Nous étions un peu des Khmers corses, lâche-t-il, attablé à un café de la zone commerciale d’un hypermarché qui n’a rien à envier à ceux du continent. Pour quels résultats ? Avons-nous mis fin à la spéculation immobilière ? Dans l’extrême Sud, il y a aujourd’hui 42.000 habitants pour 43.000 résidences secondaires. Et pourtant plus de 10.000 bombes ont été posées. »

C’est l’une d’entre elles, en 1978, qui lui a valu une condamnation à neuf années de prison. Elle devait viser un centre des impôts, en construction à Bastia. Mais la police surgit alors que l’équipe s’apprête à installer le dispositif. Léo Battesti et ses compagnons prennent la fuite dans sa Renaut 12. « Je savais que j’étais identifié par ma voiture », rembobine-t-il, les deux coudes sur la table, ses lunettes de vue pendant à son cou robuste.

Le mouvement de lutte armée naissant organise dans la foulée une conférence de presse au cours de laquelle Léo Battesti ôte sa cagoule, devenant ainsi le premier visage du FLNC. Sa cavale prend fin trois mois plus tard. « J’étais planqué dans un bâtiment désaffecté de la gendarmerie », s’amuse-t-il. Il est incarcéré à la centrale de Melun d’où il sort en 1981, à la faveur de l’amnistie accordée aux prisonniers politique par François Mitterand peu après son élection.

A sa sortie, il prend la direction de la CCN (consulte des comités nationalistes), parti politique vitrine légale d’un FLNC grandissant et du Ribombu (« l’écho », en français), son organe de presse. En 1986, il est élu au conseil régional dont il démissionne en 1992. Il appelle alors, seul et en premier, à l’autodissolution du FLNC : « Je pressentais la guerre interne au mouvement qui allait éclater. » Le début des années 1990 marque la scission de l’organisation en deux principaux groupes (FLNC canal historique et FLNC canal habituel) et l’émergence d’une lutte intestine meurtrière sur fond de lutte de pouvoir.

« Au sein même du FLNC, certains, très peu, ont pu dériver »

« Un soir, dans les locaux du journal, à 150 mètres du commissariat de Bastia, se sont réunis tout ce que la Corse comptait de terroristes ». Une dispute éclate, les armes sont sorties. « Ce soir-là, certains, n’ont fait que reculer l’heure de leur mort », comprend-il à présent. Les années suivantes emportèrent une vingtaine de ses anciens compagnons dans des règlements de comptes, regrette Léo Battesti.

Depuis lors en retrait, l’ancien cadre du FLNC se consacre à sa passion des échecs qu’il a développée durant son séjour en prison. Il devient président de la ligue corse, puis vice-président de la ligue française d’échecs. Il crée son activité professionnelle dans l’informatique et l’impression et se désole de constater la « dérive mafieuse » en cours sur son île. « Il y a une porosité politique entre les bandes mafieuses et le fonctionnement de la Corse », estime-t-il. De « bandes mafieuses », versant dans l’extorsion et les trafics en tous genres, les services de police en ont dénombré 25 selon un rapport donnant à voir un partage quasi géographique de l’île. Léo Battesti trouve là une certaine prolongation de son combat pour l’autodétermination de la Corse. Il participe à la création en 2019 du collectif Maffia nò, a vita iè (Non à la mafia, oui à la vie) et plaide pour l’instauration d’un « arsenal juridique à l’italienne ».

Cette « dérive mafieuse », il concède toutefois avoir pu contribuer à la créer : « Parmi les causes, on ne va pas écarter qu’au sein même du FLNC, certains, très peu, ont pu dériver. Parce que forcément lorsque des centaines de personnes portent des cagoules, se crée une zone grise. »

« En Corse, on a beaucoup de respect pour les morts »

A l’heure de l’examen de conscience, Léo Battesti ne se considère toutefois pas comme un repenti. Il regarde les discussions en cours avec l’Etat sur l’avenir institutionnel de la Corse avec « un relatif optimisme » et se situe aujourd’hui en dehors du champ politique. Il balaye d’une phrase le regain d’activité de mouvements clandestins violents observés cette dernière année depuis la mort d’Yvan Colonna : « Cela n’a rien à voir. Il n’y a pas aujourd’hui de stratégie massive ». Il a manifesté toutefois, après l’assassinat du militant. « J’ai une forme d’amour et d’affection pour ceux qui ont fait ce combat », explique-t-il avant d’ajouter : « Vous savez, en Corse, on a beaucoup de respect pour les morts. Peut-être même plus que pour les vivants ». Les murs de l’île, peuplés du visage d’Yvan Colonna, figé par des peintures au pochoir, ne le contrediront pas.

Une position d’ancien combattant que beaucoup refusent de commenter. Pierre Poggioli, autre ancien dirigeant du FLNC estime pour sa part que « depuis longtemps, [leurs] démarches se sont éloignées ». « Beaucoup aujourd’hui ne se souviennent même plus de lui comme un militant indépendantiste et si certains au sein du FLNC avait une base politique marxiste-léniniste, lui est un libéral », analyse Thierry Dominici. « Son combat se situait d’abord sur le plan culturel », poursuit le politologue spécialiste du nationalisme Corse.

Un combat culturel mené par sa génération qui a permis de remettre la lumière sur Pascal Paoli qui a donné son nom à l’université de Corse, implantée à Corte et créée en 1981. « Tout le monde à présent se revendique du Paolisme », a constaté le chercheur. « Paoli ? Jusqu’à mon lycée, je n’avais jamais entendu parler de lui », répond quant à lui Léo Battesti, qui considère toutefois que cette fin ne justifie pas les moyens employés.

« La logique révolutionnaire a été une erreur monstrueuse », pose encore le Corse qui se définit aujourd’hui comme « réformiste ». Sans parvenir toutefois à jeter son bébé avec l’eau du bain des années passées : « Nous avions le vent de l’histoire avec nous. Nous avons ouvert les consciences. » Parti de la case lutte armée pour aboutir à celle d’opposant à toutes formes de violence, le parcours de l’ancien cadre du FLNC fait penser à certains égards une diagonale du fou. Une pièce qui aurait traversé l’entièreté de l’échiquier politique sans toutefois changer de couleur.