France

Cour de cassation : La France peut-elle continuer à juger des crimes de guerre commis dans un autre pays ?

La France peut-elle continuer de juger certains crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis à l’étranger ? C’est, en substance, la question à laquelle devra répondre ce vendredi la Cour de cassation. La plus haute juridiction française doit en effet examiner ce matin les pourvois concernant deux Syriens. Abdulhamid Chaban, un ancien soldat mis en examen pour complicité de crimes contre l’humanité en février 2019, et Majdi Nema, poursuivi pour torture et crimes de guerre, contestent la compétence universelle de l’Etat français pour les poursuivre et les juger. L’enjeu est de taille : les deux arrêts que rendra la cour d’ici quelques semaines pourraient avoir de nombreuses répercussions sur les enquêtes en cours.

Il faut comprendre que, comme d’autres pays, la France peut, au nom de la compétence universelle, poursuivre des auteurs d’exactions commis dans un autre pays, quelle que soit la nationalité des suspects et des victimes. C’est au nom de cette notion juridique qu’elle a poursuivi Abdulhamid Chaban. Ce dernier a déposé une demande d’asile en 2015, qui lui a été refusée. En parallèle, l’Ofpra a effectué un signalement au titre de l’article 40 du code de procédure pénale en décembre 2017, en se basant sur le récit de cet ancien agent syrien né en 1988. La justice a alors ouvert une information judiciaire. Il a été interpellé en février 2019 et mis en examen.

Principe de la « double incrimination »

En novembre 2021, la Cour de cassation, déjà saisie du cas Chaban, a estimé que la justice française était incompétente dans cette affaire. Elle s’appuyait sur le principe de la « double incrimination » prévu dans la loi du 9 août 2010 : les crimes contre l’humanité et crimes de guerre doivent être reconnus dans le pays d’origine d’un suspect que la France entend poursuivre. Or la Syrie ne reconnaît pas ces crimes et n’a pas ratifié le statut de Rome, lequel a créé la Cour pénale internationale. Mais la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), qui s’était portée partie civile, n’avait alors pas été avisée du premier pourvoi et n’avait donc pu présenter ses arguments. Elle a fait opposition, ce qui permet le retour de l’affaire devant la Cour de cassation ce vendredi. 

Contactés par 20 Minutes, les avocats d’Abdulhamid Chaban, Mes Margaux Durand-Poincloux, Pierre Darkanian et Nicolas Brillatz, n’ont pas souhaité réagir avant l’audience. Ils ont toutefois indiqué à l’AFP qu’ils ne voyaient pas « comment la Cour pourrait statuer dans un sens inverse qu’il y a un an et demi alors que les circonstances de fait et de droit sont exactement les mêmes ».

Incohérence jurisprudentielle

Le cas de Majdi Nema a été adjoint à cette nouvelle audience. Cet ancien porte-parole du groupe rebelle Jaysh al-Islam a été arrêté en janvier 2020 à Marseille, où il effectuait un séjour d’études. Il est soupçonné d’avoir participé à l’enlèvement, en 2013, de l’avocate et journaliste syrienne Razan Zeitouneh et de trois autres militants syriens, qui n’ont plus donné signe de vie. Il est aussi suspecté d’avoir formé des enfants au combat et d’avoir torturé des prisonniers. En dépit de l’arrêt Chaban, la cour d’appel de Paris a maintenu sa mise en examen en avril 2022, estimant notamment que la loi syrienne prévoit « par équivalence » plusieurs crimes et délits de guerre définis dans le code pénal français. Cette décision constitue une incohérence jurisprudentielle sur laquelle va se pencher la Cour de cassation.

Les avocats de Majdi Nema, Mes Romain Ruiz et Raphaël Kempf, expliquent à 20 Minutes que la France n’a « aucun moyen d’investigation réel sur des territoires en guerre, aucun relai qui nous permettrait de rendre une justice conforme à nos standards ». « On dénonce le fait de vendre à des parties civiles, dont les demandes de justice sont légitimes, des procès qui sont en réalité des simulacres puisqu’il n’y a aucune coopération judiciaire avec la Syrie, et donc aucun moyen d’investiguer. »

Eviter que la France « ne soit une terre d’impunité »

Cette nouvelle audience « est importante dans les deux affaires syriennes », insiste de son côté auprès de 20 Minutes Me Clémence Bectarte, l’avocate de la FIDH. « Mais elle est surtout cruciale car elle pourrait avoir un impact sur les enquêtes » menées par le pôle crimes contre l’humanité du tribunal judiciaire de Paris, alerte-t-elle. En effet, si la décision de la plus haute juridiction française confirmait l’arrêt Chaban, 36 enquêtes préliminaires sur 85 pourraient être remises en cause, ainsi que 14 informations judiciaires sur 79.

« La Cour de cassation ne peut pas tout, elle ne fait qu’interpréter la loi de façon plus ou moins restrictive », poursuit Me Bectarte, qui appelle à une modification de la loi afin que « les victimes étrangères qui le souhaitent puissent se tourner vers la justice française ». « Il faut que la France prenne sa part dans le combat contre l’impunité ». L’autre enjeu de cette audience, souligne-t-elle, est d’éviter que la France « ne soit une terre d’impunité et un refuge » pour les criminels de guerre. Selon nos informations, la Cour de cassation pourrait rendre ses deux arrêts le 12 mai prochain.