France

Comment les « députés TikTok » bousculent les codes à l’Assemblée

« Choisis la pilule bleue et tout s’arrête […] Choisis la pilule rouge et tu restes au pays des merveilles. On descend avec le lapin blanc au fond du gouffre ». Dans une vidéo publiée en mars sur TikTok, le député insoumis David Guiraud reprend la cultissime réplique de Morpheus à Néo dans Matrix. Son montage mêle des extraits du film aux images d’Elisabeth Borne et Olivier Dussopt. L’objectif : souligner que le gouvernement a le choix de retirer sa réforme des retraites. Depuis plusieurs mois, des députés multiplient ce type de montages décalés, reprenant le plus souvent leurs punchlines au sein de l’Assemblée nationale ou dans les médias. Ces vidéos, virales sur les réseaux sociaux, tendent à modifier les « codes » politiques et influent sur les débats, au grand dam de leurs détracteurs.

« On essaye d’ajouter de l’humour, du sarcasme »

Comme souvent en matière d’innovation numérique, les insoumis font figure de pionniers. Dès 2017, Jean-Luc Mélenchon demande l’accès au flux vidéo en direct de l’hémicycle pour pouvoir « faire sortir les débats de l’Assemblée nationale ». Aujourd’hui, les images sont facilement récupérables par les députés. « C’est simple, on se connecte sur le site de l’Assemblée, on indique la séquence qu’on souhaite récupérer, et dans les minutes qui suivent, un mail nous est envoyé avec les images HD. Il ne reste plus qu’à s’amuser au montage, tchak tchak », sourit Antoine Léaument, député LFI de l’Essonne.

Selon cet ancien responsable de la communication numérique de Jean-Luc Mélenchon, « c’est vraiment TikTok qui a révolutionné la com’ de ce côté-là, avec des vidéos d’une minute au format vertical, ensuite YouTube, Instagram, etc. tous les autres se sont alignés. Nous, on a commencé à faire des montages un peu  »boum boum » avec la même langue, la même grammaire, vers 2021, avant la dernière présidentielle. » L’élu d’Essonne, aux 107.000 abonnés TikTok, publie régulièrement les extraits de ses passages musclés en séance ou en commission.

Un collaborateur dédié à la communication numérique

Preuve de l’importance accordée à cette stratégie, Antoine Léaument comme David Guiraud (257.000 abonnés) ont dans leur équipe de collaborateurs parlementaires une personne dédiée à cette communication numérique. C’est elle qui ajoute filtre, musique, bruitage, et des références à la pop culture. « On essaye de mettre un peu d’humour, de sarcasme, avec des zooms sur les visages, des gens qui disparaissent sur leur siège… », détaille David Guiraud.

« Lors d’une question à Darmanin à l’Assemblée, je lui mets une bonne vanne dans la tête, donc on coupe pile à ce moment-là, avec un montage saccadé, un ralenti sur son visage, et on met le passage de 20 secondes sur TikTok », détaille l’élu de Roubaix. Il ajoute : « Je mets aussi le discours entier dans un autre post, car je pense que les deux peuvent marcher. » Ses vidéos font régulièrement plusieurs centaines de milliers de vues sur ce réseau social prisé par les plus jeunes, pas toujours intéressés par la politique classique.

Capture d'écran d'une vidéo montée de David Guiraud lors d'une question à Gérald Darmanin.
Capture d’écran d’une vidéo montée de David Guiraud lors d’une question à Gérald Darmanin. – david_guiraud/TikTok

« On transforme l’Assemblée en studio à clowneries »

Pour mieux coller aux codes des réseaux sociaux, les insoumis modifient leur manière de prendre la parole. Ugo Bernalicis disait récemment se concentrer pour « ne pas hurler au micro » lorsqu’il y a du brouhaha dans l’hémicycle. L’élu du Nord souhaite à tout prix éviter que le son de sa voix « sature » ensuite dans les vidéos. « Je travaille aussi sur le rythme de mes phrases et prépare mes accroches pour capter l’intéret, confirme David Guiraud. Il y a quinze ans, les reprises étaient surtout dans la presse écrite, maintenant, c’est de l’oral, ça pousse à être performant vocalement ». Quand il prend le micro à l’Assemblée, Antoine Léaument pense également à ses futurs contenus. « Il faut que ce soit tout de suite compréhensible pour quelqu’un qui n’a rien suivi. Donc on repose les termes du débat, ce qui peut paraître étrange pour certains collègues lorsqu’on est au milieu d’une longue séance sur le même sujet… ».

Bien sûr, s’ils sont à la pointe, les insoumis ne sont pas les seuls à poster leurs interventions sur TikTok. Certains élus de la majorité, ou du Rassemblement national commencent à s’y mettre également. Les 15 millions d’utilisateurs actifs mensuels, en France, du réseau social chinois, font vite oublier les controverses sur les risques de surveillance ou l’opacité de son algorithme.

« Je ne connaissais pas y’a deux mois, mais pendant les retraites, une intervention dans laquelle j’évoquais mon père a fait 3 millions de vues… Des jeunes sont venus me voir sur une aire d’autoroute :  » tiens on t’a vu sur TikTok », donc on s’est dit que ça pouvait être intéressant d’y être », avance Thomas Ménagé, député RN du Loiret, qui ne compte qu’une poignée de vidéos pour 13.000 abonnés. « Après, ça demande du temps et des moyens. Les insoumis sont très bons car ils sont dans le clash et la provoc. Mais ce qu’ils gagnent en parlant à leur fan base, ils le perdent en crédibilité ».

« Moteur, ça tourne »

Leurs adversaires reprochent à LFI la recherche du buzz. « Certains élus ne font plus des interventions pour faire avancer le débat, mais pour leur com’personnelle. Ils y passent un temps de dingo ! Je ne compte pas le nombre de fois où François Ruffin fait une deuxième prise, avec les mêmes propos, pour améliorer sa future vidéo. On transforme l’Assemblée en studio à clowneries. Moteur, ça tourne, action ! », se désole Erwan Balanant. Le député MoDem du Finistère dénonce aussi des montages biaisés lors des confrontations télévisées. « Ils vont extraire un morceau de phrase pour détourner le propos d’un adversaire, et ça, ça me pose un vrai problème », dit-il. Un député Renaissance confie sa méfiance lorsqu’il doit affronter certains insoumis en débat. « Si on se retrouve face à Guiraud, on va avoir un montage malhonnête avec des ralentis, une explosion nucléaire et un commentaire du genre : regardez ce macroniste se fait humilier ! Donc maintenant, on ne le laisse plus parler, et les débats sont pourris »

« Si le buzz ou le clash permettent d’avancer des arguments de fond, je ne vois pas pourquoi ce serait sale », balaie David Guiraud, qui se défend de toute manipulation. « La politique spectacle existe depuis la nuit des temps. Gorgias de Platon, c’est déjà un battle, mais avec d’autres codes. Il y a des moments drôles en politique, ce n’est pas interdit de les utiliser ». Une stratégie payante pour ramener des jeunes aux urnes ? Aux dernières élections législatives, environ 70 % des 18-24 ans ne sont pas allés voter.