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Climat : « On dépassera l’objectif des 1,5 °C, il faut en avoir conscience », prévient Valérie Masson-Delmotte

« Ce rapport est un guide de survie pour l’humanité ». C’est en ces termes qu’Antonio Guterres, secrétaire général des Nations unies, introduit la synthèse du sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) publié ce lundi.

Le fruit de huit ans de travaux qui constituent le résumé le plus complet possible sur l’état actuel des connaissances mondiales sur le changement climatique. Si les émissions de gaz à effet de serre n’ont cessé de croître sur la période et devraient continuer, cette synthèse rappelle tout de même les options à portée de main qui permettraient de limiter l’ampleur de la crise. Coprésidente du groupe I du Giec pour quelques mois encore, la paléoclimatologue française Valérie Masson-Delmotte répond à 20 Minutes.

Maintenant que ce sixième rapport d’évaluation est clos, qu’est-ce qui a changé, en sept ans, sur l’état des connaissances scientifiques sur le climat ?

On a déjà une bien meilleure idée à quel point chaque dixième de degré de réchauffement compte et affecte les caractéristiques générales du climat partout sur le globe. Ce sont tous ces extrêmes nouveaux (canicules, fortes précipitations, sécheresses, tempêtes tropicales…) qui augmentent en intensité et en fréquence. Non seulement on les voit mieux qu’en 2014, mais on en a aussi une plus grande compréhension.

Sur l’adaptation aussi, on a beaucoup progressé. Nous avons beaucoup plus de retours d’expériences sur ce qu’il est possible de faire et les bénéfices qu’on peut en tirer. Surtout, nous avons une plus grande conscience des limites de l’adaptation. Par le passé, on a pu entendre « ce n’est pas grave, l’Homme a toujours su s’adapter »… On mesure désormais à quelle vitesse va le réchauffement et les « limites dures » auquel il nous confronte. La fonte des glaciers en montagne, la montée du niveau de la mer, les inondations extrêmes… Ces changements génèrent et vont générer des pertes et dommages irréversibles. Pas seulement des disparitions d’espèces. Nos infrastructures et l’organisation de nos activités humaines ont rarement été pensées pour faire face à ces conditions nouvelles.

La synthèse publiée ce lundi réitère des messages finalement déjà connus… Qu’apporte-t-elle alors ?

Elle lie dans un même rapport toutes les facettes de la crise climatique. Pas seulement ce qui touche à la physique du climat *, mais aussi les impacts déjà réels du changement climatique et les risques auxquelles on s’expose en restant sur la trajectoire actuelle. Pourtant, on sait ce qui fonctionne. Il est possible de diviser par deux nos émissions de gaz à effet de serre tout en permettant à chacun de vivre correctement.

Le Giec ne propose pas de feuille de route, ne dit pas ce qu’il faut faire, ce n’est pas son rôle. En revanche, cette synthèse expose ces solutions à portée de main, en soulignant notamment celles qui permettraient le maximum de cobénéfices sur la santé, la qualité de l’air, l’emploi, la justice climatique…

Que ce soit sur l’adaptation ou l’atténuation, le Giec constate à chaque fois que les politiques publiques climatiques sont bien plus nombreuses aujourd’hui que sept ans auparavant… Comment expliquer alors qu’on soit encore très loin d’être à la bonne échelle ?

Plusieurs facteurs l’expliquent. Il y a déjà un manque de perception de l’urgence, ainsi que des difficultés à comprendre les causes et les conséquences du changement climatique. Sans doute aussi que les retours d’expérience sur les actions entreprises et qui marchent ne sont pas suffisamment partagés. Le rapport pointe d’ailleurs des cas de « mal adaptation », ces « pansements » qui marchent peut-être sur le court terme mais pas sur le long.

Il y a aussi un effet « verrouillage » très important. En clair : on a beau multiplier les politiques climatiques, toutes les infrastructures fossiles encore construites en parallèle verrouillent des émissions de gaz à effet de serre sur l’ensemble de leur durée de vie. Et on parle de plusieurs dizaines d’années.

Plusieurs scientifiques appellent à enterrer l’objectif de maintenir le réchauffement climatique sous les 1.5 °C, parce qu’il est d’ores et déjà quasi inatteignable… Que conclut ce sixième rapport d’évaluation sur ce sujet ?

Une première certitude : les politiques actuelles ne nous mettent pas sur la trajectoire des 1,5 °C, mais bien plus sur une comprise entre 2,8 et 3,2 °C d’ici à 2100. Une autre est que le changement climatique va inéluctablement s’aggraver dans les années à venir et qu’on franchira cette limite des 1.5 °C vers 2030-2035. Il faut en avoir conscience, s’y préparer, être solidaire des populations qui seront les plus touchées.

Mais ce n’est pas parce qu’on va le dépasser qu’il faut enterrer cet objectif. Au contraire, le Giec est clair sur ce point : en atteignant le plus tôt possible notre pic mondial d’émissions et en engageant ensuite une baisse franche et durable, on pourra réussir, en une vingtaine d’années, à limiter les dégâts et à ramener le réchauffement le plus proche possible du +1.5 °C.

Dans « ce guide pratique », quelles actions retenez-vous prioritairement ? La sortie des fossiles, justement ?

Investir dans des infrastructures d’énergies fossiles si on ne peut pas avoir des solutions de captage et stockage du CO2 qu’elles émettront est incohérent. Or, ces solutions ne sont pas développées à l’échelle aujourd’hui et sont coûteuses alors qu’il existe des énergies bas carbone compétitives. Le rapport revient ainsi sur la baisse des coûts de production du solaire et de l’éolien, et s’attarde sur la chaleur renouvelable, la géothermie, le nucléaire… Et tout ne se résume pas à l’énergie.

Un rapport du Giec sorti à l’été 2019, mais peu médiatisé malheureusement, s’était penché sur la dégradation des sols, une ressource primordiale tant pour lutter contre le changement climatique que pour garantir notre sécurité alimentaire, stocker du carbone, produire de la biomasse, préserver la biodiversité…

Avec cette synthèse concluant le sixième rapport d’évaluation, un cycle se termine pour le Giec…

Il a commencé en 2015 et fut très dense, avec la publication de trois rapports spéciaux et ce sixième rapport d’évaluation générale. Ce cycle a commencé dans une dynamique très forte d’action pour le climat, portée notamment l’Accord de Paris. La pandémie, puis la guerre en Ukraine, ont sans doute fait descendre la crise climatique dans les agendas médiatiques et politiques, mais moins que ne l’avait fait la crise financière de 2008. On peut y voir le signe d’une plus grande conscience des enjeux à s’attaquer au changement climatique, notamment parce qu’il va de pair, bien souvent, avec une plus grande souveraineté, énergétique ou alimentaire. Un thème à la mode.

Personnellement, j’arrêterai mon mandat de coprésidente du groupe I en juillet. Un nouveau cycle démarrera dans la foulée, et il est déjà acté que le prochain rapport spécial du Giec portera sur les villes face au changement climatique. Encore un enjeu clé.

* Les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, la hausse moyenne des températures, l’élévation du niveau de la mer, la fonte de la banquise…