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Brésil : « Avant, je jouais tous les jours »… La loterie des cartels étranglée par les paris en ligne

En ligne ou clandestins, les jeux d’argent infusent la culture brésilienne. « On a un dicton très connu qui dit : « seuls ceux qui jouent gagnent » », glisse Marcello. Le Brésilien de 25 ans a l’habitude des loteries dans un pays où un quart de la population joue en ligne. Et au royaume des jeux d’argent, jusqu’ici, c’est la loterie des cartels, le Jogo do Bicho (« Le jeu des animaux »), qui était le roi. Mais les griffes du « Petit Tigre » auront-elles raison de l’historique loterie brésilienne, officiellement interdite depuis des décennies ?

Nombre de joueurs historiques se tournent en effet désormais plutôt vers les paris en ligne, comme le Tigrinho (le « Petit Tigre »), un jeu numérique de machine à sous chinois. Le principe est bien plus simple que celui du Jogo do Bicho, où il faut choisir un ou plusieurs animaux parmi 25 (chacun étant associé à un numéro) et parier sur une combinaison ensuite tirée au sort. Les joueurs peuvent miser sans le manteau autant d’argent qu’ils le souhaitent.

« Il s’agit d’une loterie populaire née sous l’Empire brésilien et, à l’origine, liée au zoo de la ville. Légale de 1892 à 1894, elle a rapidement échappé au contrôle de l’entrepreneur qui le gérait, le baron Drummond », retrace Rômulo Bulgarelli Labronici, docteur en anthropologie et chercheur au Laboratoire d’études sur les conflits, la citoyenneté et la sécurité publique de l’Université fédérale Fluminense. « Au fur et à mesure que le jeu s’est popularisé, les autorités ont commencé à l’associer au « vice » et au « désordre » », explique le chercheur brésilien. En 1946, le jeu a été définitivement interdit.

Le cartel du « jeu d’animaux » (et de la samba)

« Malgré l’interdiction, de nombreuses personnes jouent », parfois jusqu’à l’addiction, assure Marcello, qui s’est initié au Jogo do Bicho en 2022. « Je jouais tous les jours », confie-t-il. Lié donc à des cartels, le jeu a une image paradoxale dans la culture populaire. Après son interdiction dans les années 1940, « il est devenu nécessaire pour la loterie de gagner en influence politique et policière pour empêcher la répression de perturber ses opérations », explique Rômulo Bulgarelli Labronici. « Cette situation a créé un monopole de quelques individus (connus sous le nom de banqueiros do bicho, ou simplement bicheiros), qui ont utilisé la violence et l’influence politique pour conserver leur emprise. Cela a également ouvert la porte à de violents conflits pour le contrôle territorial de certaines parties de la ville, visant à garantir le contrôle du jeu », explique-t-il.

Puis « au début des années 1980, les créanciers les plus influents et puissants ont fondé un cartel, la « cúpula do jogo do bicho » » pour éviter les conflits internes. En parallèle, le cartel a financé les écoles de samba et le carnaval de Rio, le rendant particulièrement populaire aux yeux du public. « Ils sont ainsi devenus les mécènes de la samba. Bien qu’interdit et réprimé par les pouvoirs publics, le Jogo do Bicho est en réalité largement accepté par la population, qui le considère comme légitime, traditionnel et faisant partie de la culture populaire », décrypte Rômulo Bulgarelli Labronici.

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Des milliards chaque mois

Marcello fait partie de ceux qui s’indignent de l’interdiction du jeu. Selon lui, c’est uniquement « parce qu’on reçoit sa récompense en liquide, sur place et pas par virement bancaire. Mais même si c’est interdit, plein de gens y jouent ». Avec ses six tirages par jour, le Jogo do Bicho est prolifique, certes, mais limité. En ligne, en revanche, les joueurs peuvent parier, parier et parier encore. Chaque mois, les Brésiliens dépensent désormais environ 3,5 milliards de dollars dans des paris en ligne, selon la banque centrale. Depuis l’autorisation des paris en ligne par l’Etat brésilien en 2018, cette pratique a explosé.

Et certains perdent gros. Interrogée par le New York Times, Taiza Carine da Costa explique qu’elle a délaissé le jeu des cartels pour se concentrer sur Tigrinho. Malheureusement, en deux ans sur l’application, elle a perdu environ 80.000 dollars américains. « Tigrinho est un jeu de chance sur lequel vous n’avez pas beaucoup de contrôle. Soit vous vous faites voler, soit vous gagnez – certes parfois beaucoup », réagit Marcello, qui estime que ce jeu peut « entretenir l’illusion que vous allez gagner ».

Preuve d’une inversion de tendance, les paris en ligne brassent 23 milliards de dollars chaque année, soit dix fois plus que le Jogo do Bicho. « Depuis les années 1980, on parle du Jogo do Bicho comme d’une activité en déclin. Pourtant, il est encore facile d’y jouer dans les rues des villes », souligne Rômulo Bulgarelli Labronici. Mais il s’est essoufflé. Et le temps pourrait finir par avoir raison de ces grilles qui se partagent sous le manteau car, selon Marcello, « ce sont surtout des personnes âgées qui jouent ».