Bientôt sur scène, la dernière pièce qu’aurait pu écrire Molière imaginé grâce à l’IA et des universitaires
17 février 1673. Molière s’éteint brutalement à l’âge de 51 ans après une représentation de sa pièce Le Malade imaginaire. Et si le dramaturge avait vécu une année de plus, qu’aurait-il écrit ? Cette question, les équipes de Sorbonne Université se la sont posée. Et ont demandé au trio d’artistes Obvious et à l’intelligence artificielle d’écrire avec eux… l’ultime pièce de Molière ! Nom du projet : Molière Ex Machina. Sacrilège ? 20 Minutes a interrogé les experts qui encadrent ce projet au plus près.

Impossible de se lancer à la légère
« On savait que ça allait susciter des réactions ». Pierre-Marie Chauvin, Vice-Président Sorbonne Université supervise le projet Molière Ex Machina. Mais justifie la démarche : « Nous voulons essayer de réunir ce que l’on a de meilleur autour du théâtre du XVIIe, avec le meilleur de l’IA, mais sans réveiller les morts ».
Demander à ChatGPT d’écrire une pièce à la façon de Molière ? Oui, cela a évidemment été testé, mais selon Pierre-Marie Chauvin, ce n’était « pas satisfaisant ». Pour le Vice-Président de Sorbonne Université, il était « impossible de se lancer à la légère, et il restait capital de mettre en œuvre un processus sérieux, scientifique et créatif en s’entourant des meilleurs spécialistes dans chaque domaine ». Car non content de demander à l’IA d’écrire une pièce comme Molière aurait pu le faire, la dizaine d’experts impliqués dans sa création (notamment des scientifiques, des costumiers, des artisans…) lui demandera d’en imaginer les décors, les costumes, et même d’en écrire la musique !
Une œuvre fidèle et crédible
Parmi les membres de cette petite troupe se trouve bien logiquement Mickaël Bouffard, directeur et metteur en scène du Théâtre Molière Sorbonne. Fondée en 2017 par le professeur de littérature Georges Forestier (1951 – 2024), cette « école atelier » a pour mission de faire revivre les techniques anciennes de déclamation et de jeu du XVIIe siècle. Oui, car alors, on ne jouait pas forcément du Molière, du Corneille ou du Racine comme on peut le faire aujourd’hui…

« Pour ce projet, nous sommes obligés de mobiliser énormément de connaissances scientifiques, notamment sur le processus créatif de Molière, que l’on connaît bien maintenant », explique Mickaël Bouffard. « Le principal défi, c’est de produire une œuvre originale qui soit à la fois fidèle à l’esprit de Molière et crédible d’un point de vue dramaturgique, tout en étant le fruit d’une collaboration étroite entre humains et intelligence artificielle », explique pour sa part Hugo Caselles-Dupré, cofondateur du collectif d’artistes Obvious.
Avec ses acolytes, c’est lui qui fait monter l’IA Mistral sur scène, l’entraîne sur la manne de connaissances existantes sur Molière pour qu’à force de prompts, de correctifs, d’allers-retours avec les artisans du projet, une pièce sur… l’astrologie voie le jour. Et ce, sans qu’aucune ligne soit écrite par la main de l’homme.
Une pièce sur la crédulité humaine
L’astrologie ? « Molière l’avait critiquée dans Dom Juan, mais aussi dans Les Amants magnifiques. Il parlait des astrologues comme des « diseurs d’horoscopes »», rappelle Pierre-Marie Chauvin, Vice-Président Sorbonne Université. Nul doute, selon lui, que le thème de la crédulité humaine aurait été une veine que Molière aurait continué d’explorer. D’ailleurs, l’IA a déjà trouvé le nom du personnage principal de cette pièce qu’elle a intitulée L’Astrologue ou les Faux Présages : un charlatan nommé « Pseudoramus » !

À neuf mois de la première représentation programmée en mai 2026 à l’Opéra royal du Château de Versailles, le processus créatif avance. « Travailler avec des experts du théâtre classique, de la littérature et de l’Histoire permet de sortir d’une logique purement algorithmique pour inscrire l’œuvre dans une véritable filiation culturelle. Finalement ce cadre donne la contrainte créative de devoir innover avec une rigueur qui est continuellement appliquée tout au long du projet », se félicite Hugo Caselles-Dupré, du collectif Obvious.
« L’IA est bluffante, mais pas intelligente »
Constat aux premières lectures générées par l’intelligence artificielle pour la pièce : « Comme le formule le philosophe Daniel Andler, l’IA est bluffante mais pas intelligente. Avec ce projet, notre objectif est de faire une œuvre profonde. On va voir ce que ça donne sur la longueur, l’épaisseur, l’intensité, le rythme… et si la pièce tient la route et jusqu’à quel point », constate Pierre-Marie Chauvin.
De son côté, Mickaël Bouffard, du Théâtre Molière Sorbonne, constate à la vue des premiers résultats que « ce n’est pas égal à Molière, ni mieux que Molière, mais on arrive parfois, presque du premier coup à quelque chose qui sonne comme Molière ». Et autre constat : « L’IA nous amène collectivement plus haut et propose des choses inattendues, qui sont beaucoup plus proches de Molière que ce que nous, gens du XXIe siècle, aurions pu proposer ».
Gare à veiller à la parfaite cohérence de l’ensemble, comme éviter que la pièce cite des noms de planètes qui n’avaient pas encore été découvertes à l’époque de Molière.
En filigrane, se dégage aussi le sentiment que l’intelligence artificielle pourrait également jouer le rôle d’un outil de restauration, comme pour des pièces inachevées où manquent des textes, des costumes. Molière en a laissé quelques-unes, bien que très rares.
Une expérience pionnière
Sur scène, L’Astrologue ou les Faux Présages réunira onze acteurs et quatre musiciens. Certains rôles ont déjà été distribués à des étudiants, actuels ou anciens, du Théâtre Molière Sorbonne, mais les créateurs de la pièce n’excluent pas d’associer au casting un artiste venu de l’extérieur. Et pourquoi pas un grand nom du théâtre. La question reste à l’étude. La troupe ne sait d’ailleurs toujours pas ce qui sera écrit sur l’affiche… « On ne pourra pas dire par Molière. D’après Molière pose problème aussi. Cela impose une formulation originale », consent Mickaël Bouffard…
Notre rubrique Spectacles
Reste l’union de l’intelligence collective et de l’intelligence artificielle. Ce projet est une expérience unique et pionnière, un travail humain rigoureux déjà colossal qui pourrait poser certains jalons autour des limites à ne pas dépasser avec l’IA. « Cela ouvre bien sûr des questionnements, la boîte noire du processus créatif », conclut le Vice-Président Sorbonne Université. « Et l’on cherche aussi le plaisir du spectateur », évoque de son côté le metteur en scène Mickaël Bouffard. « Est-ce que ce sera une bonne pièce ? C’est le mystère de la suite » !

