France

Affaire Adèle Haenel : « Vous êtes un gros menteur monsieur Ruggia ! »

Au tribunal judiciaire de Paris,

Visiblement nerveuse, Adèle Haenel mâche un chewing-gum et tourne en rond derrière les bancs des parties civiles. L’audience n’a pas encore commencé, ce lundi après-midi, lorsque le prévenu, Christophe Ruggia, 59 ans, arrive lui aussi dans la salle 2-01 du tribunal judiciaire, pleine à craquer. Un peu avant 14 heures, le président du tribunal, Gilles Fonrouge, entame la lecture de son rapport. L’actrice de 35 ans fixe avec insistance le cinéaste qu’elle accuse de harcèlement et d’agression sexuelle. Coudes posés sur la tablette, le prévenu évite de croiser son regard noir. Il se tourne vers le magistrat qui évoque les « attouchements », les « gestes tactiles, ambigus » et les « déclarations d’amour » du réalisateur à la jeune comédienne après le tournage du film Les Diables, lorsqu’elle avait une douzaine d’années.

Soudain, quelques larmes roulent sur les joues rouges de la jeune femme, chemise grise et pull sans manches noir. Un stylo dans la main gauche, elle se redresse et griffonne quelques notes sur une feuille. Elle le pose et saisit un mouchoir lorsque la salle plonge dans la pénombre. Adèle Haenel regarde difficilement les sept extraits du film diffusés sur un grand écran où on la voit nue. Après une suspension d’audience, le président appelle Christophe Ruggia à la barre et lui demande de « livrer une réflexion » sur la relation qu’il avait avec sa jeune actrice sur le plateau du film. Le prévenu a « pris conscience » que l’actrice « avait été choquée », « traumatisée », par le tournage. Il y avait « des scènes difficiles à jouer », reconnaît-il. Le personnage joué par Adèle Haenel est autiste et découvre sa sexualité. « Avec Adèle, il y avait une préparation spécifique avant chaque plan », précise-t-il, ajoutant avoir observé « durant deux ans » une jeune femme autiste dans un hôpital parisien.

« Elle s’est radicalisée »

« Entre 2001 et 2005, avez-vous eu une relation sentimentale avec une femme adulte ? » lui demande le président Fonrouge. « Pas une relation suivie », répond le prévenu. Selon lui, Adèle Haenel « pense » désormais qu’il était « amoureux d’elle » à l’époque car il était « fasciné » par la comédienne qu’elle était. Les gestes qu’il a eus n’ont « rien à voir » avec ceux qu’il aurait eus avec une femme adulte, assure le réalisateur, reconnaissant qu’ils étaient tous deux « très proches » sur le tournage. Il aurait dû davantage la « cadrer », affirme-t-il. « Effectivement, quand elle est venue sur mes genoux, j’aurais dû lui dire non par exemple. » Il a du mal à justifier pourquoi il invitait presque tous les samedis après-midi la jeune fille à son domicile. « Je n’ai aucune demande par rapport à elle, dans ma tête j’imagine construire une famille de cinéma », avance le prévenu, ajoutant qu’Adèle Haenel était « en demande » d’apprendre et de parler cinéma avec lui. « Souvent, c’est elle qui traîne » chez lui car elle ne veut pas partir.

Elle se serait ensuite sentie « trahie, humiliée », dit-il, parce qu’il n’a pas tourné de second film avec. Elle lui aurait écrit des lettres – qu’il n’aurait pas conservées – dans lesquelles elle aurait évoqué sa déception. Selon lui, elle aurait « reconstruit » les faits pour se venger. Il jure n’avoir « jamais » posé sa main sur sa poitrine ou sur son pantalon lorsqu’elle était chez lui. C’est un « pur mensonge », martèle-t-il, préférant parler de « gestes de tendresse ». Sur sa chaise, Adèle Haenel bouillonne, l’actrice se triture les doigts et s’empêche de réagir. Lorsqu’elle a donné une interview à Mediapart, elle évoque « des gestes qu’elle a réinterprétés ». « Elle commence à mentir à partir du moment où elle est devant la police », avance-t-il. « Elle s’est radicalisée et elle est partie dans un truc #MeToo en France, regardez son parcours depuis cinq ans : les César avec Polanski, son soutien à Adama Traoré… »

« Il fallait lancer un #MeToo en France »

L’avocat de l’actrice lui demande ce qu’il a fait avec sa cliente, durant trois ans et demi, lorsqu’elle allait chez lui le samedi après-midi. « On discutait, on écoutait de la musique, je lui montrais des vidéos sur YouTube. » Le pénaliste ne cache pas son étonnement. « YouTube a été créé en 2005. » Christophe Ruggia dit avoir été victime d’un « procès stalinien », à savoir l’article de Mediapart révélant les accusations d’Adèle Haenel. « Ça a détruit ma vie », clame-t-il. Avant de lancer : « Il fallait lancer un #MeToo en France, c’est tombé sur moi. » Le prévenu n’a, dit-il, « jamais embrassé Adèle Haenel ». « Et je n’ai jamais essayé de l’embrasser sur la bouche, ça ne m’est jamais venu à l’esprit », affirme-t-il, précisant cependant que l’actrice a « une sensualité débordante qu’elle a toujours aujourd’hui ». « C’est quelque chose qu’elle a en elle et que d’autres n’auront jamais. »

Plus l’audition de Christophe Ruggia dure, plus Adèle Haenel a du mal à cacher son exaspération. A 19h15, elle se lève et s’avance vers la barre d’un pas décidé. Le président l’interroge sur les raisons qui l’ont poussée à se confier à Mediapart. L’actrice avait appris, à l’époque, que le cinéaste envisageait de réaliser un nouveau film avec des adolescents. Une manière, selon elle, de nier « les agressions qu’il m’a fait subir », explique-t-elle, les mains croisées dans le dos. Elle a raconté son histoire au site d’information pour briser ce « long silence insupportable et imposé ». Elle n’a pas déposé plainte car elle pensait que « la justice ne s’intéresserait jamais à cette histoire ». « J’avais peur qu’on ne me croie pas en fait », insiste-t-elle.

« C’était devenu l’adulte principal de ma vie »

Le réalisateur « se fait passer pour la victime de l’histoire », s’agace-t-elle, avant d’expliquer comment elle a été sous emprise. « Une proximité trop grande » s’était nouée entre eux à l’époque, d’autant que la jeune fille n’était « pas superencadrée » par sa famille. Elle a compris plus tard « que ce n’était pas normal ce qu’il se passait ». Le réalisateur lui ayant, d’une certaine manière, fait découvrir « les bases troubles et floues » de la sexualité sur le tournage du film. « C’était devenu l’adulte principal de ma vie, observe-t-elle. Il a tout saccagé. » A l’époque, elle remarque que Christophe Ruggia « souffre ». « Il souffre que je ne sois pas amoureuse de lui. » La plaignante raconte les effets dévastateurs de cette affaire sur sa vie, « la dépression » jusqu’à ses 28 ans qui l’a « secouée beaucoup ». « J’ai des comportements un peu dangereux. J’ai été complètement désorienté pendant des périodes de ma vie, impossible d’aller de Belleville à République. »

« Il n’y a pas une fois où j’ai été chez lui où il ne s’est rien passé », ajoute Adèle Haenel. L’assesseure veut comprendre pourquoi elle y retournait chaque week-end. « Je me sentais obligé car j’avais l’impression que sans lui j’allais retomber dans une firme de néant, je me sentais redevable. Je n’envisageais aucune autre chose. La seule issue à cette situation, c’était la mort, de moi ou de lui. » L’actrice raconte son corps « qui se crispe » dans le canapé lorsqu’il l’embrasse « dans le cou », qu’il l’appelle « ma puce ». Lorsqu’elle résistait, il la regardait et soufflait : « bah quoi ? » Le prévenu nie les faits depuis le début de l’affaire, rappelle la juge. « C’est un gros menteur. Je le dis en le regardant : Vous êtes un gros menteur monsieur Ruggia. »

« C’est ignoble d’avoir fait ça à des enfants »

« Il dit n’avoir rien fait d’autre que d’offrir des Fingers et de l’Orangina ! Mais de quoi il parle ? On a parlé de quoi, ces cent samedis ? On regardait quels films ? On arrive vite au bout des conversations. Au départ, il se chauffe, il m’embrasse dans le cou, il caresse ma cuisse remontant sa main vers mon sexe. Je me crispe, lui s’excite, met sa main sur ma poitrine » poursuit l’actrice. Le réalisateur a évoqué notamment le « regard d’actrice porno » de la jeune fille. « On parle d’un enfant de 12 ans ! Un regard d’actrice porno, ça existe ? », s’emporte-t-elle, avant de s’excuser de s’être « énervée ». Christophe Rugia « n’arrête pas de me sexualiser, ça me dégoûte », s’agace Adèle Haenel.

Aujourd’hui, elle « regrette d’avoir fait ce film » avec lui qui la met « mal à l’aise » et qui lui fait « honte ». « C’est ignoble d’avoir fait ça à des enfants. » Mais le problème, insiste-t-elle, ce sont les agressions. Elle souhaite, à travers ce procès, « qu’on rende justice à cette enfant » qu’elle était. En revanche, elle confie ne rien attendre de Christophe Rugia « qui en est toujours au même point ».

Le procès se termine ce mardi.