Belgique

Une usine sidérurgique démontée à Liège, installée en Chine : 40 ans plus tard, l’ironie de l’Histoire

L’usine Valfil est inaugurée en 1980 et produit un fil d’acier de haute résistance, unique en Europe. Le 22 décembre 1984, l’usine Valfil vit ses dernières heures et ses installations seront démontées par des ouvriers chinois.


**1980 : L’inauguration de Valfil, perle de la sidérurgie wallonne**

L’usine Valfil est inaugurée en 1980, durant une période où les hauts fourneaux, aciéries et laminoirs fonctionnent encore presque à plein régime. Valfil, un outil moderne et à la pointe de la technologie, produit un fil d’acier de haute résistance, unique en Europe. Cependant, la sidérurgie wallonne traverse des turbulences. « Le secteur de l’acier, en Europe, ne se porte pas bien », rappelle Kenneth Bertrams, professeur en Histoire économique à l’ULB. « Il y a une surproduction presque au niveau général. » La Belgique, dont l’économie est axée sur l’exportation, ressent rapidement les crises extérieures. Cockerill, au bord de la faillite, fusionne pour devenir Cockerill-Sambre, renflouée grâce à des fonds publics. L’État prend des parts majoritaires dans l’entreprise. Cockerill-Sambre est un acteur économique colossal qu’il faut sauver, mais le secteur doit devenir rentable. L’État a déjà investi 22 milliards, et le gouvernement Martens-Gol, qui impose une cure d’austérité en 1982, n’est plus prêt à financer Cockerill. « Nous devons aussi garder des moyens financiers pour investir dans d’autres secteurs qui font davantage appel à des techniques de pointe », expliquera le ministre du budget de l’époque, Philippe Maystadt.

Le 11 janvier 1983, un incendie se déclenche dans l’usine Valfil. Les pompiers luttent contre les flammes pendant 12 heures, et les réparations coûtent un milliard de francs, entraînant l’arrêt de l’usine durant plusieurs semaines.

**1983 : Le plan Gandois pour remettre la sidérurgie wallonne sur les rails**

Cependant, les problèmes ne font que commencer. Jean Gandois, grand patron français et ancien président du groupe Rhône-Poulenc, est chargé par le gouvernement belge d’établir un plan de redressement pour Cockerill. Dans son plan de 100 pages, il redessine l’avenir de la sidérurgie wallonne. Selon lui, la filière industrielle du fil à Liège n’est pas rentable, et son plan prononce la condamnation de Valfil et de l’aciérie de Seraing. « Valfil est une entreprise qui a été complètement modernisée, vraiment très différente du secteur », souligne aujourd’hui Kenneth Bertrams, qui s’étonne de cette décision. La fermeture de Valfil apparaît sacrifiée pour un secteur en difficulté, provoquant un grand émoi chez les ouvriers.

« L’incompréhension, l’incrédulité des ouvriers, avec 40 ans d’écart, on la partage. » — Kenneth Bertrams, professeur en Histoire de l’économie à l’ULB.

La sidérurgie wallonne perdra 8000 emplois, y compris ceux de Valfil et de l’aciérie de Seraing. Les sidérurgistes entament une grève de plusieurs mois, se barricadent et menacent de couler les outils de laminage dans la Meuse. Malgré ces actions, le plan ne change pas. Cockerill-Sambre vend ses installations à un client lointain : l’État chinois.

Le 22 décembre 1984, Valfil ferme ses portes de manière incompréhensible. Quelques mois plus tard, des ouvriers chinois démontent les installations, les emballent et les expédient à Pékin, où leur remontage prendra plusieurs années. Jugées inutiles pour l’économie belge, ces usines fonctionnent encore aujourd’hui en périphérie de Pékin.

**Acier : pourquoi garder une production en Europe aujourd’hui ?**

Cette histoire peut être perçue comme une métaphore de la situation actuelle du marché de l’acier, surtout avec l’inondation du marché par l’acier chinois à bas prix et les discussions sur la souveraineté industrielle en Europe. La question de l’avenir de l’acier se pose.

Actuellement, la Chine subventionne ses producteurs, ce qui leur permet d’offrir des produits sidérurgiques à des prix très bas, mettant sous pression « toutes les régions avec des marchés libres et ouverts, comme l’Union européenne », explique Axel Eggert, directeur général d’Eurofer, l’association européenne des producteurs d’acier. L’Union européenne a réagi par de nouvelles demandes de régulation pour protéger l’industrie.

Il existe des similitudes entre la situation actuelle et celle du début des années 80 : « On a un problème de surcapacité en Europe », constate Axel Eggert. La lutte contre les fermetures dans la sidérurgie continue : « Il faut éviter que des technologies modernes, des installations modernes, soient démontées ou fermées en Europe », prévient-il.

« Nous avons des capacités très modernes. Il ne faut pas les perdre. » — Axel Eggert, directeur général d’Eurofer.

Pour lui, il est clair que « L’Europe a besoin de l’acier pour sa sécurité, pour l’infrastructure, pour le secteur de construction, pour les secteurs d’automobiles, etc. »

Kenneth Bertrams ajoute que l’importance de l’acier est souvent minimisée : « À une époque où l’on parle de data economy et d’intelligence artificielle, on a l’impression qu’il n’y a pas d’acier. L’acier est partout. »

Derrière la nécessité de maintenir l’activité sidérurgique en Europe se cache un enjeu stratégique majeur : « Défendre nos démocraties en Europe contre d’autres pays. » Conserver une production en Europe est crucial pour l’innovation, ainsi que pour les énergies renouvelables qui dépendent de la sidérurgie, afin de ne pas devenir dépendants. « C’est la base. » Pour Eurofer, cela représente une question stratégique tant pour le secteur que pour la politique européenne dans son ensemble. L’automobile, la sidérurgie et la chimie, qui sont touchées par le « Pacte pour une industrie propre », sont parmi les secteurs qui détermineront la prospérité de l’Union européenne.

Concernant la réindustrialisation et le rétablissement des lignes de production d’acier, Kenneth Bertrams reste prudent : « Quel type d’acier ? Pour quel type de production ? Pour répondre à quels enjeux écologiques et environnementaux ? » Il met en garde : « L’innovation n’est pas la panacée. C’est un trompe-l’œil qu’on entend souvent côté patronal. »

**La sidérurgie wallonne brillera-t-elle à nouveau ?**

Décrite souvent comme une industrie en déclin, la sidérurgie wallonne n’a peut-être pas encore dit son dernier mot. « Il y a peut-être des nouvelles pages qui vont s’écrire », avance Kenneth Bertrams. « Si le pari est la décarbonation, de faire de l’Europe une plaque tournante de la production d’acier tournée vers le 21e siècle et les enjeux environnementaux, il serait judicieux d’opter pour des lignes de production spécialisées. »

« On ne produit pas ce qu’on ne peut pas vendre, » affirmait Jean Gandois. En suivant ce principe, « regardons ce qui est prometteur, ce qui se vend au 21e siècle, pour aller vers des systèmes et des séries de production beaucoup plus spécialisées, à forte valeur ajoutée et respectant nos engagements environnementaux, » conclut l’historien.

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