”Une interpellation justifiée d’un délinquant en trottinette” : comment expliquer les réactions dépourvues d’empathie à la mort de Fabian, 11 ans ?
Après le décès de Fabian, 11 ans, mortellement fauché par la police lundi à Ganshoren, l’opinion publique semble divisée. Un courant semblant dépourvu d’empathie envers l’enfant culpabilise la jeune victime et son entourage, tout en prenant la défense des policiers impliqués. Comment expliquer une telle réaction ? Analyse.
- Publié le 05-06-2025 à 19h27

« J’aimerais que la presse cesse d’appeler ce malheureux accident la conséquence d’une ‘course-poursuite’. Ce ridicule titre accrocheur n’est pas approprié pour une interpellation tout à fait justifiée d’un usager délinquant en trottinette. Seuls les parents sont responsables de laisser leur enfant utiliser un véhicule interdit. La presse détruit l’image de la fonction policière.«
« Les enfants de son âge ne font pas de trottinette électrique, car c’est très dangereux et interdit. Les journalistes transforment les faits pour mieux crier à la barbarie des forces de l’ordre. Et exonérer la famille de toute responsabilité. Plus facile de faire du bashing de la police que du journalisme objectif et honnête. Lamentable.«
Voilà quelques réactions que La Libre a reçues à la suite d’articles sur le décès de Fabian, 11 ans, mortellement fauché par la police lundi à Ganshoren. Sur les réseaux sociaux, des commentaires du même type sont apparus sous les publications de plusieurs autres médias. Le schéma se répète : culpabiliser la jeune victime et son entourage, tout en prenant la défense des policiers.
Des commentaires non représentatifs de l’opinion publique
« Sur le plan moral et personnel : c’est consternant, affligeant, honteux, révoltant et écœurant. Je n’ai pas d’autre mot, réagit Abraham Franssen, sociologue de l’action collective à l’Université Saint-Louis. Il est particulièrement interpellant que ce type d’expressions existe, même si elles sont minoritaires.«
Comment expliquer qu’une partie de l’opinion publique semble si peu touchée par la mort d’un enfant ? « Méfions-nous des généralisations, met en garde d’emblée l’expert. On capte désormais l’opinion publique à travers les réactions sur les réseaux sociaux. Il y a un biais dans les commentaires visibilisés puisque c’est souvent sur le ton de la protestation, voire de la provocation. Affirmer qu’il y aurait une insensibilité envers le sort des enfants est donc un peu précipité.«
« Les réseaux sociaux sont un espace dérégulé. On peut y dire tout ce qu’on veut, contrairement aux médias traditionnels. Les discours provocateurs sont donc plus présents sur ces plateformes« , ajoute Alexandre Pycke, sociologue et cofondateur du collectif citoyen contre les violences policières ISOS.
Chacun réagit aussi à partir de sa perception, sur la base des informations dont il dispose, rappelle Abraham Franssen. « Il n’était pas clair pour tout le monde que c’était un jeune enfant. La première version faisait état d’un adolescent en fuite, évoquant le scénario de ‘l’archétype banlieue’. Cela n’aurait pas non plus justifié d’éventuels abus policiers, mais fait appel à d’autres stéréotypes« , explique-t-il.
Plusieurs tendances à l’origine de ces réactions
Même s’il est amplifié par les réseaux sociaux, ce type de discours s’explique par plusieurs tendances, selon le sociologue. Abraham Franssen constate en premier lieu une baisse de compassion au sein de la société. « Nous sommes dans un climat où les écoutilles de l’empathie se referment et où il existe des formes de mise à distance, d’insensibilisation par rapport à la détresse d’autrui. Il y a une polarisation entre les honnêtes et méritants citoyens face aux fauteurs de troubles. On catégorise de bons et de mauvais profils.«
Deuxième phénomène pointé du doigt, la tendance à blâmer la victime. « A cause de ce climat anxiogène, on n’est plus dans un optimisme social. À une autre époque, on affirmait que demain sera mieux qu’aujourd’hui. Désormais, plus grand monde qui n’y croit, constate le professeur. « Ce pessimisme favorise à son tour le repli et la recherche de bouc émissaire. Espérer que face aux épreuves, les collectifs humains réagissent nécessairement par plus de solidarité et de compassion est malheureusement une vue de l’esprit. Même si elle est ici forte et choquante, cette tendance à blâmer la victime s’observe dans bien d’autres configurations. De victimes, le chômeur et le réfugié sont par exemple devenus coupables.«
Autre constat posé par le sociologue : « Nous sommes désormais largement dans des sociétés d’individus« . « On observe désormais même une forte tendance de retrait du jeu social, du collectif. Chacun est responsable de lui-même. S’il gagne, c’est à lui qu’en revient le mérite. S’il perd, c’est donc qu’il en est sans doute un peu responsable. » Et corrolaire, l’idée de responsabilisation des individus se renforce. « Il y a moins de confiance envers les mécanismes du collectif, et en particulier de l’État, qui est censé en être l’expression et le garant dans des sociétés devenues très individualistes, qui responsabilisent chaque individu sur son propre sort« , note-t-il.
Une partie de la société appelle également à l’ordre, voire à la restauration, indique Abraham Franssen. « On le voit aussi clairement dans les expressions politiques, dans la valorisation des figures viriles de l’homme fort. Et la police est censée incarner cela.«
Un changement radical par rapport aux années 90
Qu’il s’agisse d’individualisme, de responsabilisation, de manque de compassion et d’empathie, de tendance à blâmer la victime, ou d’appel à l’ordre, « ces tendances s’expriment à la fois politiquement, culturellement et médiatiquement, souligne-t-il. Ici, elles apparaissent de manière choquante parce qu’elles s’expriment sur une situation où l’on s’attendait a priori au contraire à de la compassion, voire de l’indignation.«
L’émergence de remarques de ce genre est-elle un phénomène nouveau ? En quelque sorte, explique le sociologue. « À l’inverse, lors des marches blanches et l’émotion de l’affaire Dutroux dans les années 90, la société civile s’est fortement regroupée et identifiée, elle a témoigné de l’importance d’un ‘être ensemble’, se rappelle-t-il. C’était en quelque sorte un moment pic de l’affirmation d’une compassion et d’une indignation collectives. La marche blanche était l’un des derniers moments de refus d’une société qui oublie les plus faibles. Même s’il y existait déjà des tendances à l’individualisme, c’était un moment où des aspirations à prendre soin de l’autre, à créer du lien se sont fortement exprimées. Mais ces aspirations ont été en partie déçues et se sont estompées. Trente ans plus tard exactement, on ne peut qu’être interpellé par le changement de réaction. À ma connaissance, personne ne s’est demandé à l’époque ce que faisaient les fillettes sur le pont d’autoroute. Ce n’est même venu à l’esprit de personne.«
Selon Alexandre Pycke, cette comparaison n’est toutefois pas forcément exacte. « Dans l’affaire Dutroux, personne ne pourrait contester le statut de victime des fillettes. Ici, on est dans une configuration totalement différente. Fabian n’a pas 100 % ce statut parce qu’il avait 11 ans et roulait sur une trottinette pour laquelle l’âge minimum est de 16 ans. Certains considèrent donc qu’il n’est pas tout à fait victime, puisqu’en infraction par rapport à la loi et qu’il a pris le risque d’un délit de fuite.«
Mais les deux sociologues s’accordent sur le fait que ce courant dépourvu d’empathie pour l’enfant est relativement récent. « On n’aurait pas connu cela il y a 15-20 ans« , affirme Alexandre Pycke. Plus surprenant encore, il concerne aussi les jeunes. « Ce n’est pas là qu’on l’attendait. Les jeunes, c’est l’ouverture d’esprit, la tolérance, la solidarité. » Selon le cofondateur d’ISOS, l’omniprésence des contenus d’extrême droite sur les réseaux sociaux, employés par de nombreux jeunes comme seule source d’information, a une part de responsabilité.