Scandale sanitaire : près de 200 enfants conçus avec sperme porteur d’une maladie génétique mortelle
Céline, une mère ayant recouru à une insémination en 2011 en Belgique, a reçu du sperme du donneur 7069, alors que cette pratique était interdite en France pour les mères célibataires. En décembre 2025, un recensement indique qu’au moins 197 enfants ont été conçus avec le sperme du donneur 7069, touchant 14 pays et 67 cliniques.
**Le tout premier témoignage d’une mère**
Nous l’appellerons Céline, car pour protéger sa fille de 14 ans avant tout, elle préfère garder l’anonymat. Cette mère est venue en 2011 en Belgique pour une insémination dans une clinique de fertilité d’un hôpital flamand. Elle y a reçu le sperme du donneur 7069. Cette opération était à l’époque interdite en France pour les mères célibataires comme elle. Parmi les familles concernées par ce donneur, c’est la première à accepter, malgré la lourdeur du sujet, de recevoir une équipe de télévision pour témoigner. Peu avant notre rencontre, elle a fait passer un test génétique à sa fille pour vérifier si elle avait hérité de la mutation du gène TP53 transmise par le sperme du donneur. Les statistiques concernant cette mutation génétique, responsable d’un syndrome dit de Li-Fraumeni, sont inquiétantes. Les femmes qui en sont atteintes ont un risque de 90 % de développer un cancer au cours de leur vie, contre 70 % pour les hommes, et souvent durant les 40 premières années de vie. Le risque que la fille de Céline hérite de cette mutation était de 50 %.
*« J’ai une culpabilité énorme. »*
Les résultats de son analyse génétique sont sans appel. *« Les résultats, c’est qu’elle est porteuse. Je suis très en colère quand je l’apprends. J’ai l’impression qu’on me vole ma parentalité. Moi, je suis allée en Belgique pour deux raisons. C’était illégal à l’époque en France, donc j’y allais parce que là-bas c’était légal et parce que c’était un hôpital et que j’avais une garantie, entre guillemets, que le côté santé et propre était là. J’étais dans un hôpital. Et deux, j’avais la garantie de l’anonymat du donneur. Voilà les deux raisons sur lesquelles j’ai fondé ma monoparentalité. Et là, elles volent en éclats en deux secondes. Parce qu’en fait, le sperme, il n’était pas si propre que ça. Et puis, évidemment, il y a tout de suite l’angoisse d’une maman qui apprend que son enfant est, en plus par sa faute, parce que ce n’est pas moi le donneur, mais c’est moi qui ai décidé d’aller me faire inséminer en Belgique. Donc, si ma fille est porteuse d’un gène qui va potentiellement avoir un impact sur sa vie, c’est moi qui ai décidé ça. Donc j’ai une culpabilité énorme. »*
**Le manque crucial de suivi**
Revenons au début de cette affaire. En 2023, des premiers cas de cancer sont observés chez des enfants issus du donneur 7069. Suite à cela, ses paillettes de sperme encore en circulation sont définitivement bloquées par une alerte européenne (RATC pour Rapid Alert system for human Tissues and Cells). Rapidement, les cliniques de fertilité qui ont utilisé ce sperme doivent également contacter toutes les familles concernées, celles qui ont déjà donné naissance à un ou plusieurs enfants avec ce sperme problématique, pour les informer du risque génétique. La Belgique est l’un des pays les plus touchés : 11 de ses 33 centres de fertilité sont concernés. 53 enfants y ont été conçus avec ce sperme dans 38 familles. Céline, notre témoin, en fait partie. Elle n’a été informée du risque de transmission de la mutation génétique que le 6 juin 2025, soit plus d’un an et demi après l’alerte européenne qui a bloqué définitivement ce donneur le 8 novembre 2023.
*« Non seulement je tombe sur la paillette qu’il ne fallait pas, mais en plus, je tombe sur l’hôpital qui ne sait pas gérer ses données. »*
Cette annonce tardive est un véritable problème. Le suivi de sa fille aurait pu démarrer bien plus tôt. C’est vital pour elle. *« Je leur ai dit mais comment ça se fait que vous me prévenez maintenant ? Ils m’ont dit qu’ils avaient eu une migration informatique il y a deux ans, qu’ils avaient perdu mon dossier et que là, ils venaient de le retrouver manuellement. Et que donc, à ce titre-là, ils ne m’informaient que maintenant. Je me suis dit : « Vraiment, j’ai une chance incroyable. Non seulement je tombe sur la paillette qu’il ne fallait pas, mais en plus, je tombe sur l’hôpital qui ne sait pas gérer ses données. »* L’hôpital flamand concerné n’a pas souhaité donner suite à notre demande d’interview. Sur les 38 familles concernées par ce donneur ayant reçu leur traitement de fertilité en Belgique, trois n’auraient toujours pas pu être contactées, ignorant probablement que leur(s) enfant(s) doi(ven)t être testé(s).
À l’international, un groupe d’une trentaine de journalistes du réseau d’investigation de l’UER (Union Européenne de Radio-Télévision), auquel collabore le magazine #Investigation de la RTBF, s’est appliqué pendant des mois à recenser les pays, cliniques, familles et enfants concernés. Chaque journaliste dans son propre pays avait la charge de solliciter les cliniques, les autorités sanitaires, les médecins spécialisés et d’autres sources proches de l’affaire pour tenter de recueillir des informations et d’évaluer l’ampleur du phénomène. Ce 3 décembre 2025, après la compilation des données venant de tous les médias participants, un premier décompte, toujours provisoire, est établi : 14 pays, 67 cliniques sont concernés et au moins 197 enfants ont été conçus avec le sperme du donneur 7069.
*« Quand tu es un enfant issu d’un don et que tu découvres que tu as autant de demi-frères et de demi-sœurs, c’est beaucoup trop ! »*
Au Danemark, nous avons rencontré une autre mère d’un enfant conçu avec le sperme du donneur 7069. L’annonce du nombre d’enfants liés à ce donneur la surprend : *« Ça fait beaucoup d’enfants issus d’un même donneur, bien plus que ce qu’on avait imaginé. Quand tu es un enfant issu d’un don et que tu découvres que tu as autant de demi-frères et de demi-sœurs, c’est beaucoup trop! »* nous confie Dorte Kellermann. Au Danemark et dans d’autres pays nordiques, il est également question d’un retard, voire d’une absence totale d’information des familles suite à l’alerte européenne. Dorte a été informée par une autre famille concernée par ce donneur. *« C’est un problème majeur lorsqu’un tel cas se développe et que vous n’êtes pas informé par la clinique, ni par la banque de sperme, ni par les autorités. Personne ne s’en est occupé. N’ayant pas reçu de courrier, j’ai appelé la clinique et j’ai dit : « Nous avons un problème ici. J’ai eu recours à ce donneur et je n’ai pas été informée de la mutation génétique. Comment se fait-il que vous ne m’ayez pas informée ? » Ils m’ont répondu : « Nous n’étions pas au courant »,* rapporte Dorte, toujours sidérée par cet appel.
Combien de familles ignorent-elles toujours le risque potentiellement encouru par leur(s) enfant(s) ? Difficile à estimer. Une donnée peut aider à en avoir une idée : c’est le nombre d’enfants issus de ce donneur qui auraient déjà été testés pour vérifier s’ils sont porteurs ou non de la mutation du gène TP53. Le réseau européen ERN GENTURIS, qui relie des cliniques de génétique spécialisées dans ce type de mutation en Europe, compile cette donnée. Début décembre 2025, ce réseau dénombre 77 enfants issus de ce donneur ayant déjà subi un dépistage génétique. S’ils sont au moins 197 au total, selon le recensement du groupe de journalistes d’investigation de l’UER, qu’en est-il des 120 autres ? Pourquoi ne sont-ils pas encore dans ces statistiques de dépistage ? Retard dans les tests, dans la compilation des données ou absence d’information des familles ? Cette affaire démontre en tout cas un manque cruel de suivi des dons de sperme en Europe. Aucun organisme, aucune administration supranationale n’assure le suivi des spermes, des donneurs jusqu’aux familles receveuses, ni ne se charge de l’information en cas de problème génétique majeur, qui ne se déclare parfois que 10 ou 20 ans après les naissances des enfants. Entre-temps, les données des patientes se perdent ou des cliniques de fertilité ferment.
**La règle belge des six familles largement dépassée**
Revenons en Belgique. La procréation médicalement assistée y est régie par un texte fondateur, la loi du 6 juillet 2007. L’un de ses articles est clair : *« En Belgique, le sperme d’un même donneur ne peut conduire à la naissance d’enfants dans plus de six familles. »* Cependant, jusqu’en 2024, les cliniques de fertilité belges ne partageaient pas leurs données. Comment pouvaient-elles dès lors être sûres de respecter la règle nationale des six familles par donneur ? Pour le savoir, nous avons contacté plusieurs responsables de cliniques de fertilité belges qui ne sont pas forcément impliquées dans l’affaire du donneur 7069. *« On pouvait se douter, je pense, que le donneur était éventuellement utilisé dans d’autres centres, mais on n’avait aucune information. On n’a que nos propres données. On ne sait pas ce qui se passe dans les autres centres, »* témoigne le Dr Laurie Henry, cheffe de la clinique de fertilité de la Citadelle à Liège. *« On s’attachait à vérifier à ce que les donneurs qui viennent chez nous ne donnent naissance à des enfants que dans six familles. Mais on était assez démunis par rapport au fait qu’il n’y avait pas de système qui permettait le contrôle comme Fertidata le fait maintenant, »* confirme le Dr Catherine Houba, cheffe de la clinique de fertilité de l’hôpital Erasme à Bruxelles. Fertidata est le registre centralisé belge lancé le 1er janvier 2024. Il recueille les données venant de toutes les cliniques de fertilité. Dès que le sperme d’un donneur belge ou étranger est utilisé dans six familles au niveau belge, il est désormais bloqué.
*« Ce n’est juste pas possible qu’il y ait un tel niveau d’amateurisme, d’incompétence et d’inconscience sur un domaine aussi fort que la procréation. »*
Avant la mise en place de ce registre, durant des années, la limite a été dépassée avec des dizaines de donneurs, dont celui portant le numéro 7069. *Il a en effet permis en Belgique la naissance d’enfants dans 38 familles, soit plus de six fois la limite maximale autorisée.* Céline, la mère d’un enfant conçu avec le sperme de ce donneur n’en revient pas : *« Vraiment, c’est une sidération. C’est une sidération parce qu’on est en 2025, on est en Europe, je ne sais pas, on fait des trucs de fous, on parle d’IA. Mais par contre, quand on donne des paillettes pour faire des enfants, on ne sait plus très bien à qui on a donné, comment on a donné, combien de fois on a donné, qui a donné, qu’est-ce qu’on a donné. Ce n’est juste pas possible qu’il y ait un tel niveau d’amateurisme, d’incompétence et d’inconscience sur un domaine aussi fort que la procréation. »* Avec un registre centralisé comme Fertidata, le donneur 7069 aurait été bloqué après six familles. Les 32 autres auraient reçu un autre sperme, probablement plus sain.
Mais comment expliquer l’absence de ce registre national des donneurs pourtant si crucial ? Il aurait dû être mis en place après la loi de 2007. Il ne sera finalement opérationnel qu’en 2024, soit 17 ans plus tard. Franck Vandenbroucke, ministre de la Santé publique belge, répond sans détour à cette question : *« Pour être très clair, dans ces 17 ans, il y a 14 ans de négligence politique. Donc, il y a des gouvernements successifs. Et je crois que presque tous les partis démocratiques belges ont été dans un de ces gouvernements. Donc, il y a eu des gouvernements successifs qui n’ont rien fait. Voilà tout le problème. Et j’ai déjà dit au Parlement d’ailleurs qu’au nom de tous les gouvernements précédents, et bien, je crois que les familles concernées, les enfants concernés ont droit à une certaine excuse. »*
**La banque de sperme danoise**
Pendant des mois et lors de notre voyage au Danemark pour enquêter sur cette affaire, nous avons tenté d’obtenir des réponses à nos nombreuses questions auprès de la banque de sperme ESB (European Sperm Bank), celle qui a recueilli et vendu le sperme du donneur 7069 aux 67 cliniques européennes, dont 14 belges (seules 11, selon les autorités sanitaires belges, seraient finalement concernées). À Copenhague, nous nous sommes rendus dans les locaux de cette banque de sperme pour lui donner une nouvelle opportunité de répondre à nos questions. Parmi elles, *pourquoi cette société, contractuellement tenue de respecter la règle belge des 6 familles par donneur, ne l’aurait-elle pas fait ?* En somme, dès que 6 familles avaient déclaré une grossesse après insémination avec les gamètes du donneur 7069, elle aurait dû arrêter de le distribuer ou bloquer ses paillettes remplies de ce sperme, déjà envoyées dans les cliniques belges, au moins pour d’autres familles. Rappelons que, au final, ce sont 38 familles, soit au moins 38 femmes, qui ont reçu le sperme de ce donneur en Belgique. *Comment expliquer un tel dépassement ?* Dans une note envoyée à l’ensemble des journalistes du réseau d’investigation de l’UER, début décembre 2025, cette banque de sperme s’exprime finalement. Elle regrette la mauvaise coordination et le manque de système plus efficace entre les banques de sperme, les cliniques et les autorités.
Une autre question importante pour évaluer l’ampleur du scandale sanitaire et l’évolution du suivi des familles concernées est la suivante : *combien d’enfants ont été conçus avec le sperme du donneur 7069 ?* La banque de sperme ESB refuse toujours d’y répondre. Selon elle, *les informations relatives au nombre d’enfants dont un donneur est à l’origine constitueraient une donnée personnelle légalement protégée,* même s’il est anonyme.
Cette banque de sperme devra-t-elle rendre des comptes un jour devant la Justice ? Pour l’affaire du donneur 7069 ou pour d’autres, c’est probable. Les autorités sanitaires danoises, STPS, sollicitées par nos confrères danois du réseau d’investigation de l’UER, ont en tout cas adressé un rapport à la justice. *« Nous avons transmis des éléments précis à la police, qui est désormais chargée d’enquêter et de déterminer si des infractions ont été commises, »* rapporte Bente Møller, une manageur des autorités sanitaires danoises.
**Une limite mondiale du nombre d’enfants par donneur**
Ce scandale sanitaire met en évidence une lacune. Il n’existe aucune limite mondiale, ni même européenne, au nombre d’enfants par donneur. Au Danemark, nous avons rencontré l’un des meilleurs spécialistes des questions liées au marché mondial de la reproduction. Ayo Wahlberg est professeur d’anthropologie à l’Université de Copenhague et membre du conseil d’éthique danois. Il cosigne un appel à une limite internationale du nombre d’enfants par donneur. *« Je pense que limiter le nombre d’enfants est sans aucun doute la meilleure façon de gérer le risque de transmission d’une mutation ou d’une variation génétique potentiellement cancérigène ou responsable de maladies cardiaques ou d’autres choses du même genre. »*
**Conclusion**
Absence de limite internationale du nombre d’enfants par donneur, non-respect des quotas nationaux, manque de suivi et d’information des familles… Ce scandale sanitaire, outre la gravité de ses conséquences pour les familles, met en évidence de très nombreuses défaillances dans le système du don de sperme en Europe. Au niveau belge comme au niveau européen, ce scandale va probablement susciter des initiatives pour plus de régulation et de contrôle.
En Belgique, la Justice doit se prononcer sur le cas d’une clinique de fertilité belge qui a dépassé la limite des 6 familles dans son propre centre. Céline, notre témoin principal, a déjà porté plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui auprès du parquet de Paris. D’autres familles cherchent à se regrouper pour lancer une action en justice collective. Ce scandale sanitaire du donneur 7069 est donc loin d’être terminé. Des pays concernés n’ont par ailleurs pas encore révélé leurs statistiques. Le nombre de 197 enfants recensés aujourd’hui est donc encore provisoire. Les familles touchées, accablées par la prévention permanente, le dépistage régulier du cancer, ou pire par la maladie ou encore la mort d’un enfant, ne vont très probablement pas rester muettes. Les premières qui s’expriment aujourd’hui sont déterminées à se battre pour la Justice et la survie de leurs enfants. Céline, la mère qui a ouvert la voie aux autres, conclut : *« Comme je ne connais pas le clap de fin, tant que ça tourne, ça tourne. Voilà, donc, pour l’instant, je suis dans le présent tant qu’il n’est pas arrivé ce cancer. On ne sait pas quand, on ne sait pas lequel et on ne sait pas combien. Donc je ne sais pas quand ça va arriver. J’ai compris qu’il y avait de fortes chances que ça allait arriver. Et quand il arrivera, on se battra. Et s’il y en a plusieurs, on se battra plusieurs fois. »*
**L’enquête complète « Don de sperme, des vies à la dérive » du magazine #Investigation est à voir ce mercredi 10 décembre à 20h15 sur la Une (RTBF) et en streaming sur Auvio.**
Cette enquête a été menée en collaboration avec le Réseau de Journalisme d’Investigation de l’UER, qui a mis en place pour cette affaire un consortium international d’une trentaine de journalistes issus de 14 médias publics européens.

