Belgique

Rodéos urbains : immersion dans ces soirées de dérapages

Il est 23 heures, et une Ferrari rouge d’une valeur de plus de 100.000 euros enchaîne les dérapages sur une aire d’autoroute en province de Hainaut. Selon la police fédérale, environ 1.000 infractions liées aux rodéos urbains sont recensées chaque année.


Il est 23 heures. Nous sommes sur une aire d’autoroute, dans la province de Hainaut. Une Ferrari rouge, d’une valeur de plus de 100.000 euros, effectue des dérapages. Dans le jargon, cela s’appelle des « drifts », une pratique qui consiste à accélérer et à faire glisser le véhicule latéralement dans un virage.

« Ce qui me fait kiffer, moi, c’est l’adrénaline, les belles voitures, le bruit, le moteur, les modèles sportifs… », déclare un jeune homme.

Ce soir, plus d’une centaine de personnes sont présentes pour admirer le spectacle. Parmi elles, Alexis (prénom d’emprunt), âgé de 21 ans, passionné de rodéos urbains depuis l’âge de 13 ans. Il porte une cagoule, tout comme de nombreux autres participants, pour éviter les ennuis avec la police. « Ce qui me fait kiffer, moi, c’est l’adrénaline, les belles voitures, le bruit, le moteur, les modèles sportifs. Tout ça, on adore », résume-t-il.

« Quand on arrive, ça sent la gomme. Et puis, il y a un peu de tout : des Ferrari, des vieilles BM, des nouvelles. Il y a vraiment tout type de voiture », précise Pacôme, un Liégeois de 19 ans, également passionné de mécanique. Chaque week-end, ces jeunes d’une vingtaine d’années participent à un rodéo urbain, qu’ils appellent un « rasso », pour rassemblement automobile.

Suivre ces passionnés a été un véritable défi. Pendant des semaines, nous avons discuté et négocié avec des participants et des organisateurs pour gagner leur confiance. Au fil de notre enquête, nous avons découvert un monde où tout est crypté. Les rodéos urbains sont organisés en ligne, sur les réseaux sociaux, par de nombreux groupes automobiles, des « crews ».

Ils annoncent la date du prochain « rasso » via des stories sur leurs profils, sans plus de précisions quant au lieu. L’objectif ? Créer le suspense et s’assurer de la disponibilité de leurs followers.

La communication est limitée : ce n’est que le jour de l’événement que le lieu du rendez-vous est révélé. Les coordonnées GPS sont envoyées sur un canal de discussion crypté. Nous avons tenté d’y entrer, mais avons été recalés par des membres des « crews » organisateurs, chargés de vérifier l’identité de chaque participant pour éviter l’infiltration de la police.

Cette méfiance vis-à-vis des autorités complique considérablement nos recherches. Nous avons contacté des dizaines de personnes adeptes de ces rassemblements, mais seules deux ont accepté de nous répondre, à condition de prouver, carte de presse à l’appui, que nous étions réellement animés par une démarche journalistique.

Cette pratique de rodéo urbain est illégale. En vertu de l’article 604 du Code pénal, qui punit « l’entrave méchante à la circulation », les participants risquent jusqu’à 8.000 euros d’amende, cinq ans de déchéance du droit de conduire, et dix ans de prison. Quoi qu’il en soit, ils sont des centaines à revenir chaque week-end.

« Je ne considère pas ça illégal. En soi, la seule chose qu’on ne respecte pas, c’est la route, mais sinon, on ne fait pas de blessé », exprime un participant.

La plupart des jeunes hommes que nous avons rencontrés ne sont pas d’accord avec les lois en vigueur. « La police nous bloque partout, donc légalement, on ne pourrait jamais organiser ça. Cela pollue trop, il y a trop de problèmes avec la police et les riverains », justifie Pacôme. Lucas (prénom d’emprunt) partage ce point de vue : « Des fois, on fait ça dans des zones industrielles, où il n’y a personne, je trouve que ça ne dérange personne. »

« On est jeunes, on n’a pas d’argent, juste de quoi acheter des pneus et des fumigènes », ajoute un jeune homme, soulignant son manque d’alternatives. Louer un circuit pour une journée coûterait plus de 200 euros, un prix jugé « impayable ».

Partout sur le territoire, les soirées de rodéos urbains se multiplient. Certaines zones policières, comme celle de Mons-Borinage, constatent le doublement des rassemblements par rapport à l’an dernier. La police fédérale recense, en moyenne, un millier d’infractions liées à ce phénomène chaque année, bien qu’il s’agisse seulement de la partie émergée de l’iceberg, car les autorités ne peuvent sanctionner que les cas de flagrant délit.

Les participants choisissent des lieux facilement évacuables en cas d’intervention policière, comme les aires d’autoroute. Avec la multiplication de ces soirées, la présence des autorités s’intensifie. Les rodéos urbains sont rapidement détectés, en moyenne entre 10 et 45 minutes après les premiers dérapages.

Les organisateurs en sont conscients et profitent de ce court laps de temps pour réaliser leur spectacle devant des dizaines, voire des centaines de spectateurs, avant de s’en aller. L’ensemble du groupe part ensuite en convoi vers la prochaine destination. Nos observations montrent qu’un seul « rasso » peut durer toute une nuit, avec plus de cinq adresses différentes.

Multiplier les itinéraires et brouiller les pistes fait partie du jeu pour les participants. Pour semer les autorités, ils sont prêts à parcourir des centaines de kilomètres. Au cours de notre enquête, nous avons parcouru plus de 500 kilomètres, de Fontaine-L’Évêque à Lesquin (banlieue lilloise, France), en passant par Bruxelles et Nivelles.

Actuellement, aucune loi belge ne régit les rodéos urbains. Les autorités se basent sur l’article 406 du Code pénal pour sanctionner les participants. Cependant, une proposition de loi a été déposée à la Chambre en mai dernier par trois députés fédéraux : Aurore Tourneur, Julien Matagne et Anne Pirson. Ils espèrent qu’elle puisse être adoptée en 2026, apportant une définition précise du phénomène et un portefeuille de sanctions.