« Quand les élèves arriveront sur un chantier, ils n’auront jamais posé de brique »: l’inquiétude d’une école qualifiante face au tronc commun
Issue du Pacte pour un Enseignement d’excellence, la réforme du tronc commun vise à offrir une formation commune à tous les élèves jusqu’en 3e secondaire. En conséquence, l’organisation de l’enseignement qualifiant sera donc modifiée et la 3e servira plutôt d’année de transition et d’orientation. Même si le tronc commun n’arrivera en 3e secondaire qu’à la rentrée 2028, les écoles qualifiantes font déjà part de leurs craintes quant à son impact sur la filière. Reportage dans l’une d’entre elles, à Charleroi.
- Publié le 29-06-2025 à 15h45

« Bienvenue aux Aumôniers du Travail de Charleroi« , lance Philippe Charlier, Président du pouvoir organisateur du Collège. « Ici, nous avons 1250 élèves pour environ 120 professeurs. C’est une école centenaire« , explique-t-il fièrement. Mais, très vite, son assurance laissera la place à un ton plus inquiet. Et pour cause, avec l’arrivée prochaine du tronc commun en 3e secondaire, Philippe Charlier craint que ses futurs élèves ne puissent plus découvrir leur futur métier aussi tôt qu’aujourd’hui. « En apprenant les gestes techniques, ils retrouvent de la motivation, ils s’accrochent à l’école« , défend-il. « La 3e professionnelle sert vraiment à leur donner goût au métier qu’ils vont exercer, pour qu’ils soient sûrs d’eux au moment de prendre une décision. Aujourd’hui, des élèves qui ne veulent plus de l’école arrivent ici et se disent ‘Je fais de la mécanique, de la soudure ou de la construction, et j’y prends goût parce que je me sens utile à quelque chose.«
« L’année passée, on a réalisé avec les 3e un projet de chassis-tracteur-tondeuse avec un moteur de moto« , explique Monsieur Michaux, l’un des professeurs, en montrant sa création accrochée sur un mur à l’entrée du garage. « Pour les élèves, pratiquer déjà leur futur métier dès la 3e année est vraiment une finalité« , soutient-il. Pouvoir pratiquer les gestes techniques aussi tôt dans la formation est en effet un atout majeur pour William, 18 ans, qui aimerait devenir ouvrier ou dessinateur en chauffage. « J’ai choisi cette école parce qu’elle donne un avant-goût du métier. Si on est sûr qu’une profession nous plaît, autant l’apprendre directement. Je ne voulais surtout pas faire des études dans le général« , confie l’élève de 5e année en chauffage sanitaire. Même discours du côté de Lucas, 16 ans, qui rêve de devenir mécanicien dans l’aviation. « Je voulais m’orienter vers le professionnel parce que je n’aimais pas rester en classe. Je préfère réaliser des choses avec mes mains et pratiquer la soudure« , raconte-t-il. « Mais aujourd’hui, ceux qui ont véritablement choisi ce parcours sont très peu nombreux« , souligne toutefois son professeur Danillo Turla.


Une augmentation des décrochages scolaires ?
Une réalité qui ne devrait pas aller en s’améliorant, à en croire Philippe Charlier. « Avec la réforme, on va devoir condenser toute la matière qu’on aurait pu voir en 3e pour la donner en 4e. On risque d’avoir plus d’élèves en décrochage scolaire parce qu’ils ne vont pas avoir le temps de tout assimiler« , craint-il. « Il y aura deux conséquences : un manque de formation de base et le fait que certains arriveront en 3e et n’y retrouveront pas directement ce qu’ils voudraient faire, d’où la baisse de motivation et le risque de décrochage. » « On a déjà aujourd’hui certaines difficultés pour que nos métiers deviennent attractifs et j’ai l’impression que ce sera encore plus compliqué de trouver des jeunes motivés« , ajoute Danillo Turla. « Il faut mettre les moyens pour donner envie à plus de jeunes de se dire non pas ‘Je vais dans le professionnel parce que j’ai raté, mais parce que j’en ai envie et que ça me plaît.’ Et financer le qualifiant, c’est faire en sorte que de plus en plus de jeunes le choisissent par eux-mêmes.«


Une baisse du niveau de l’enseignement ?
Au-delà de la perte de motivation de certains élèves, les professeurs craignent aussi une baisse de la qualité de l’enseignement. « En 3e, on voit les freins et les pneumatiques. Ce sont vraiment des choses qu’on doit absolument déjà connaître en début de 4e. Si l’on devait seulement commencer à apprendre ces sujets en 4e, on y passerait trois mois et cela reporterait le reste de ce qu’on apprend normalement la même année alors que c’est déjà difficile de tout voir« , déplore Monsieur Michaux. Monsieur Rocchi, professeur en construction, tient lui aussi le même discours. « En 3e, on travaille beaucoup la brique, puis on commence le réseau d’égouttage en 4e avant les stages en entreprise en 5e année. Quand ils arriveront sur un chantier, ils n’auront jamais posé de brique, jamais maçonné », s’inquiète-t-il. « Cela va encore entraîner le niveau vers le bas. Ils se retrouveront en entreprise et ils ne seront pas autonomes. Cela créera encore plus de difficulté pour trouver des gens qualifiés.«
« Le tronc commun va nous pénaliser énormément« , confirme Cedric Bortoloto, professeur d’électromécanique. « Quand j’étais étudiant, on avait dix heures de théorie en électricité. Maintenant, ils n’en ont plus que trois. On doit déjà voir en trois heures ce qu’on voyait en dix heures et on veut en plus nous retirer la troisième. Il est question de supprimer du temps pendant lequel les élèves s’amusent à manipuler des outils mécaniques par de la théorie ex-cathedra. Je pense qu’on va avoir des grosses lacunes. On le voit déjà quand certains arrivent en 4e sans avoir fait la 3e : ils ont du mal et ils rament pour rattraper leur retard sur les autres. On est vraiment en train de tirer sur l’ambulance« , alerte-t-il.
Quel avenir pour les enseignants ?
En plus de tous ces éléments, Philippe Charlier craint aussi pour l’avenir des enseignants. « Si on ouvrait aujourd’hui le tronc commun en 3e, on enlèverait environ 10 heures d’atelier par semaine et on perdrait 300 périodes, soit 10 à 12 enseignants. On nous dit que ces professeurs seront ‘recyclés’ pour enseigner la formation manuelle, technique, technologique et numérique (FMTTN). Or, ce n’est pas du tout la même chose. Ils sont ici pour transmettre leurs compétences pratiques aux élèves. On risque donc de perdre une capacité énorme de professeurs qui préféreront retourner dans le privé que donner des cours de FMTTN. Si on veut tuer le qualifiant, continuons comme ça. Tout ce qu’on réclame, c’est de maintenir 10 à 12 heures de pratique professionnelle par semaine en 3e« , conclut-il.